01 novembre 2013

Le charme ou le frisson ?

Par Jack & Alexandre Coursier
Claire Morgan - Here is the End of All Things - 2011

Le statut du toro reste l’élément central, à mon idée, de la réflexion sur la tauromachie.
Le statut antérieur  à notre époque, celui du XIX siècle et du premier tiers du XX, était  commode à gérer. Le toro est alors considéré comme une bête malfaisante, violente et dangereuse, une sorte d’image du Mal, comme a pu l’être jusqu’à nos jours le requin, ou encore naguère le tigre. 


Les dents de la mer (Jaws) de Steven Spielberg (1975)

L’adoption du caparaçon devait changer ce statut quo (voir l’article La pique éternel retour). Il y avait quelque temps que ce glissement s’opérait, avec l’arrivée  de toreros aux connaissances et personnalités hors du commun, tels Joselito ou Belmonte pour citer les deux stars, qui avaient démontré qu’une relation nouvelle pouvait s’instaurer en piste entre l’homme et le toro, s’écartant du routinier « sauve-qui-peut » pratiqué par leurs prédécesseurs. Le premier par la sérénité, l’autre par le stoïcisme, ils avaient, en quelques années, ébranlé l’image du toro destructeur. 


Joselito attend la mort de son toro, 9 juin 1915 (Photo La Razón Incorpórea)

Les choses ne se font jamais du jour au lendemain, en tauromachie. Mais il a bien fallu, progressivement, sinon inventer tout au moins développer, structurer un signifiant latent dans le toreo, pour donner du sens à la corrida, à son déroulement, à sa finalité : la mort du toro. Malgré l’état de suspicion qui continuait à envelopper le toro, c’est le troisième tercio, et donc le torero, qui a endossé cette responsabilité...


Photo via Dominguillos

L’homme à la muleta devait relever le défi de justifier la mise à mort finale de l’animal
(Deux mots aux anti-corrida qui ne me liront pas : Est-ce que vous vous imaginez que nous ne posons pas constamment la question de la douleur et de la mort du toro et qu’elles ne sont pas au centre de notre démarche d’amoureux de la corrida. Quel aficionado l’a jamais écartée ! Croyez-vous que vos cerveaux médiocres ont perçu des aspects de la corrida que nous ignorerions, des dimensions morales qui nous échapperaient ? fin des deux mots). 
La blessure épargnée désormais au cheval, l’homme l’assuma, non comme un accident, non comme un événement obscène et révoltant, mais comme une composante indispensable de sa mission dans la piste. Si le toro n’est plus un assassin, il faut que le torero se mette à disposition de devenir sa victime.


Manolete, photo via Cordobanauta

Tout naturellement, le toro offert à ce toreo changeant a lui aussi évolué. D’anciennes vertus sont devenues obsolètes, des qualités nouvelles ont été réclamées. 
Et puis les connaissances du monde animal, des écosystèmes ont progressé. La notion d’animal mauvais disparaît,  même celle d’animaux nuisibles tend à s’estomper. Ainsi, le toro se retrouve innocenté, lavé de ses mises en péril dans les campagnes comme  dans les ruedos.  



De ce constat, deux orientations se dessinent : ce toro qui entre en piste, purifié, libéré des héritages sanglants et des légendes épouvantables, il va falloir que le torero mette en évidence son hypocrisie, son double-jeu, son danger latent ou révélé, ou bien sa vacuité, son inutilité pour le mettre à mort sans remords. Sinon, si les qualités s’imposent, si le jeu livré est conforme aux attentes, comme on ne châtie pas les innocents, c’est l’indulto qui  l’emporte. 
Ou bien, on redonne au toro sa dimension redoutable et terrifiante par un retour forcé à la pureté originelle. 



Notre époque est en quête d'authenticité, de vérités premières. On refuse les OGM, comme on récuse les toros dénaturés. On le fait donc repartir vers ses ancêtres... Et le toro repart vers ses ancêtres (supposés) : grand, farouche, puissant, intraitable... -On le piquerait plusieurs fois, il serait toujours indompté, jamais fatigué, il ferait peur. Une équipe de Thésée héroïques l’affronterait, on prierait pour eux, on serait angoissé, mais ils finiraient par gagner : que ce serait bon quand le monstre roulerait, vaincu, dans la poussière. Celui-là, pas question de l’indulter.


Thésée terrassant le Minotaure, Etienne-Jules Ramey,1821, jardin des Tuileries, Paris


Il semblerait que, lassé des sophistications, des délicatesses, des civilités, un public dominant  recherche des rudesses, des brusqueries, des sévérités. Tauromachie courtoise, tauromachie épique …
Una media éternelle ou un puyazo en todo lo alto? Morante ou Sandoval? Qui sera le héros des temps nouveaux?

Media Veronica de Morante de la Puebla