Nobuyoshi Araki - Le voyage sentimental 1971
Même si les anti-corridas nous énervent, ils nous forcent à
réfléchir sur notre passion et à argumenter sur la nécessité de la corrida, sur
son bien-fondé, ce qui nous permet de mettre en ordre notre relation à ce
spectacle.
Pour justifier la corrida, on a raisonné comme il le fallait
sur ses fondements historiques, sur les retombées économiques des spectacles
taurins, sur les bénéfices écologiques de l’élevage des toros, sur les aspects
exemplaires de l’aventure des toreros, modèles de courage et de vertu, sur la
dimension artistique de la tauromachie… Nous perdrions en effet beaucoup à sa
disparition.
Je voudrais à mon tour esquisser un raisonnement.
Je voudrais à mon tour esquisser un raisonnement.
D'abord, un rappel : avant d'être l'occasion d'actes de
vaillance ou d'élégance, la corrida est la mise à mort du toro.
Miquel Barcelo - Lanzarote 52 (2002)
Si nous essayons de remonter à la source de la corrida, non
pas la source historique, mais à l'origine du processus existentiel de la
corrida, nous nous retrouvons en présence des trois acteurs : le toro, le
torero, le public. Chacun est au point de départ d'une logique plus ou moins
impérieuse conduisant à la corrida.
Même si la corrida ne peut exister sans le public [je ne parle pas de l'aspect économique que représente le public, ni de l'idée absurde d'une exhibition sans spectateur, mais de sa fonction dans le processus de la corrida (comme nous avions essayé de le montrer dans ce précédent post)], il n'est pas acteur dans la genèse de la corrida : il n'en est que le témoin. La corrida se fait avec lui, non par lui.
Même si la corrida ne peut exister sans le public [je ne parle pas de l'aspect économique que représente le public, ni de l'idée absurde d'une exhibition sans spectateur, mais de sa fonction dans le processus de la corrida (comme nous avions essayé de le montrer dans ce précédent post)], il n'est pas acteur dans la genèse de la corrida : il n'en est que le témoin. La corrida se fait avec lui, non par lui.
Jean-Georges Vibert A la Corrida 1875
Le torero tient bien sûr une toute autre place. Il a pu, au cours
de l'histoire, être l'élément originel de la corrida, dans une démarche de défi
envers les forces sauvages, représentées dans notre coin du monde par le toro
brave. En d'autres lieux, il se serait agi d'un combat contre un lion, contre
un guerrier d'une tribu ennemie au cours de quelque épreuve initiatique.
Cartel de la feria de Nîmes 2013, réalisé par Sylvain Fraysse
Mais
nous avons affaire là à des modes archaïques de l'affrontement homme-toro, d'un
temps bien antérieur à la mise en forme de la corrida, donc hors de propos,
ici. Si nous nous écartons de la vision historique et que nous tentons de
considérer le concept "corrida", il devient moralement insoutenable
de désigner l'homme comme déclencheur du processus:
« Donnez-moi un toro, pour que je joue avec lui, et que je le tue ! »
« Donnez-moi un toro, pour que je joue avec lui, et que je le tue ! »
Quel que soit le contenu du verbe « jouer », cette
démarche est impensable, même si elle fait partie de la pratique tauromachique.
Alors, l’être fondateur de la corrida, c’est le toro. Et la corrida, la rencontre du toro avec sa mort.
Alors, l’être fondateur de la corrida, c’est le toro. Et la corrida, la rencontre du toro avec sa mort.
Toro de Murteira Grave
Le toro est un ruminant, un bovin, une bête de boucherie,
tout comme le veau du Limousin ou le bœuf Charolais… Son
destin, c’est l’étal du boucher, comme les autres. Oui, mais pas par le même
parcours que les autres. Car lui, il appartient à l’aristocratie du règne
animal. Il est, dans son ordre, ce qu’est le requin chez les poissons, le tigre
chez les félins, l’aigle chez les oiseaux : un animal d’exception, puissant, farouche, redoutable, beau, noble
et brave. Un seigneur, alliant à ses qualités animales quelques-unes des vertus
les plus prisées chez les humains en quête de grandeur. Et il n’est pas
question qu’il périsse misérablement.
Ses congénères finissent leur vie en file indienne dans les
locaux aseptisés de l’abattoir régional : assommés, suspendus par une patte, puis égorgés, plus
ou moins rapidement, si possible avant qu’ils ne reprennent conscience. Fin de
vie ordinaire pour animaux ordinaires.
Dans la pièce Le Bourgeois Gentilhomme de
Molière, Monsieur Jourdain, bourgeois ordinaire et prétencieux, reçoit un habit
de cour digne des plus grandes cérémonies et s’apprête à l’enfiler lorsque le
Maître tailleur le retient et lui
dit :
« Attendez. Cela ne va pas comme cela. J'ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d'habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres. Mettez cet habit à Monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité. »
Eh bien, il en va de même pour le toro :
« …ces sortes
d’animaux se mettent à mort avec cérémonie. »
La corrida est cette cérémonie-là : fastes, musique, tenues
princières, parades, ordre impeccable, tout un luxe de rituels pour cet
événement :
6 Toros 6
seront mis à mort
par les vaillants
toreros...
L’homme est ici un exécutant, le spécialiste, celui qui sait faire : mettre en évidence les qualités du toro et démontrer que celui-ci est bien un être d’exception digne de tout ce faste; mettre à mort le toro avec toute l’habileté et l’honnêteté requises dans de telles circonstances. Si, ce faisant, il se montre brillant, gloire lui en sera rendue.
Quant au public, il joue le rôle du grand témoin, veillant au respect des grands principes de la tauromachie et s’assurant que l’homme se comporte avec la dignité requise pour cet événement.
Miquel Barcelo - Lanzarote 52
Vouloir priver le toro d’une fin à la mesure de sa grandeur, c’est faire le choix de la médiocrité ordinaire, de la passivité, de la résignation, de l’humiliation. S’ils savaient quel destin les antis rêvent pour eux, les toros iraient leur donner un de ces coups de corne qui les feraient réfléchir à deux fois avant de se mêler de ce qui est trop grand pour eux.
Comme chacun sait, le toro n’est pas une créature issue telle quelle de la vie sauvage mais le résultat d’un savant et patient travail de sélection et de techniques d’élevages. Si la nature a offert la matière première, il revenait à l’éleveur de modeler la bête brute pour en faire cet animal prestigieux. L’éleveur, créateur du toro de combat, est bien la pièce maîtresse de la tauromachie. Mettons-les, lui et son oeuvre, sur le piédestal qui leur revient.
Généalogie des encastes de toros de combat. tirée du site Terres Taurines (cliquer pour voir en grand)