01 novembre 2013

Le charme ou le frisson ?

Par Jack & Alexandre Coursier
Claire Morgan - Here is the End of All Things - 2011

Le statut du toro reste l’élément central, à mon idée, de la réflexion sur la tauromachie.
Le statut antérieur  à notre époque, celui du XIX siècle et du premier tiers du XX, était  commode à gérer. Le toro est alors considéré comme une bête malfaisante, violente et dangereuse, une sorte d’image du Mal, comme a pu l’être jusqu’à nos jours le requin, ou encore naguère le tigre. 


Les dents de la mer (Jaws) de Steven Spielberg (1975)

L’adoption du caparaçon devait changer ce statut quo (voir l’article La pique éternel retour). Il y avait quelque temps que ce glissement s’opérait, avec l’arrivée  de toreros aux connaissances et personnalités hors du commun, tels Joselito ou Belmonte pour citer les deux stars, qui avaient démontré qu’une relation nouvelle pouvait s’instaurer en piste entre l’homme et le toro, s’écartant du routinier « sauve-qui-peut » pratiqué par leurs prédécesseurs. Le premier par la sérénité, l’autre par le stoïcisme, ils avaient, en quelques années, ébranlé l’image du toro destructeur. 


Joselito attend la mort de son toro, 9 juin 1915 (Photo La Razón Incorpórea)

Les choses ne se font jamais du jour au lendemain, en tauromachie. Mais il a bien fallu, progressivement, sinon inventer tout au moins développer, structurer un signifiant latent dans le toreo, pour donner du sens à la corrida, à son déroulement, à sa finalité : la mort du toro. Malgré l’état de suspicion qui continuait à envelopper le toro, c’est le troisième tercio, et donc le torero, qui a endossé cette responsabilité...


Photo via Dominguillos

L’homme à la muleta devait relever le défi de justifier la mise à mort finale de l’animal
(Deux mots aux anti-corrida qui ne me liront pas : Est-ce que vous vous imaginez que nous ne posons pas constamment la question de la douleur et de la mort du toro et qu’elles ne sont pas au centre de notre démarche d’amoureux de la corrida. Quel aficionado l’a jamais écartée ! Croyez-vous que vos cerveaux médiocres ont perçu des aspects de la corrida que nous ignorerions, des dimensions morales qui nous échapperaient ? fin des deux mots). 
La blessure épargnée désormais au cheval, l’homme l’assuma, non comme un accident, non comme un événement obscène et révoltant, mais comme une composante indispensable de sa mission dans la piste. Si le toro n’est plus un assassin, il faut que le torero se mette à disposition de devenir sa victime.


Manolete, photo via Cordobanauta

Tout naturellement, le toro offert à ce toreo changeant a lui aussi évolué. D’anciennes vertus sont devenues obsolètes, des qualités nouvelles ont été réclamées. 
Et puis les connaissances du monde animal, des écosystèmes ont progressé. La notion d’animal mauvais disparaît,  même celle d’animaux nuisibles tend à s’estomper. Ainsi, le toro se retrouve innocenté, lavé de ses mises en péril dans les campagnes comme  dans les ruedos.  



De ce constat, deux orientations se dessinent : ce toro qui entre en piste, purifié, libéré des héritages sanglants et des légendes épouvantables, il va falloir que le torero mette en évidence son hypocrisie, son double-jeu, son danger latent ou révélé, ou bien sa vacuité, son inutilité pour le mettre à mort sans remords. Sinon, si les qualités s’imposent, si le jeu livré est conforme aux attentes, comme on ne châtie pas les innocents, c’est l’indulto qui  l’emporte. 
Ou bien, on redonne au toro sa dimension redoutable et terrifiante par un retour forcé à la pureté originelle. 



Notre époque est en quête d'authenticité, de vérités premières. On refuse les OGM, comme on récuse les toros dénaturés. On le fait donc repartir vers ses ancêtres... Et le toro repart vers ses ancêtres (supposés) : grand, farouche, puissant, intraitable... -On le piquerait plusieurs fois, il serait toujours indompté, jamais fatigué, il ferait peur. Une équipe de Thésée héroïques l’affronterait, on prierait pour eux, on serait angoissé, mais ils finiraient par gagner : que ce serait bon quand le monstre roulerait, vaincu, dans la poussière. Celui-là, pas question de l’indulter.


Thésée terrassant le Minotaure, Etienne-Jules Ramey,1821, jardin des Tuileries, Paris


Il semblerait que, lassé des sophistications, des délicatesses, des civilités, un public dominant  recherche des rudesses, des brusqueries, des sévérités. Tauromachie courtoise, tauromachie épique …
Una media éternelle ou un puyazo en todo lo alto? Morante ou Sandoval? Qui sera le héros des temps nouveaux?

Media Veronica de Morante de la Puebla

12 octobre 2013

Indulter, ne pas indulter, that is the question

Lorenzo Papace - Extrait de Observations, constats, analyses, diagnostics, déductions, rapports, hypothèses et conclusions


On indulte beaucoup, ces derniers temps, et cela fait jaser, discuter, s’indigner... Les blogs sont remplis de textes sur ce sujet. Aussi je vais à mon tour me lancer dans cette mêlée, pour mettre au clair mes idées confuses sur ce thème.




L’indulto était, il y a quelques dizaines d’années, totalement exceptionnel, et beaucoup de bons aficionados n’en avaient jamais vu. Les conditions étaient très restrictives, jusqu’à ce que la possibilité de procéder à cet acte soit étendue quasiment à tous les spectacles taurins, où qu’ils se déroulent, grâce au nouveau règlement andalou de 2006 qui entérinait un mouvement favorable à l’indulto né dans les années 90. On a donc vu indulter des toros que les aficionados rigoureux n’auraient jamais graciés. Ils ont mis en avant que ces toros avaient accompli des tercios de vara plutôt anodins, qu’ils manquaient de caste, ou de prestance, alors que le but de l’indulto étant de sauver des animaux d’exception en vue de la reproduction, on ne peut tolérer des insuffisances. Et cela est vrai.
Certes.
                               Toro mourant, Nîmes 1960 - Photo de Lucien Clergue

Qui indulte ? Comme pour les autres récompenses, c’est le président qui, in fine, sort le mouchoir orange. In fine, parce que cet événement intervient après une procédure très informelle, initiée le plus souvent par le public, de façon fragmentée, sporadique au début, puis plus insistante et ample, si bien que s’engage alors un échange par gestes entre le torero, le président et l’éleveur, s’il est présent et repérable dans l’assistance. Le président sort ou ne sort pas le mouchoir orange, mais celui qui a entamé le mouvement est bien le public. Lorsque celui-ci reste passif, rien ne se passe. Le public a un rôle majeur dans le déroulement de la corrida et il s’est emparé, légitimement, de cette prérogative. Et si sa demande est forte, il se sent en droit d’être pris en considération. Il se passe, en faveur du toro, ce qui se passe en faveur du torero avec l’octroi de l’oreille.





Bien sûr, le public peut se tromper. Et en quoi consiste l’erreur ? A demander la grâce d’un toro imparfait. Ah ! Et, qu’est-ce qu’un toro imparfait ? Qui décide qu’un toro est imparfait ? Nous sommes en plein dans un domaine où s’affrontent l’absolu et le relatif. Et nous nous heurtons à deux obstacles : existe-t-il un toro parfait ? Probablement pas. Alors, quelle qualité doit être privilégiée : bravoure physique, mentale, noblesse, caste, puissance, beauté... : chaque juré a ses préférences, ses critères, et il est impossible d’établir une liste unanimement admise des niveaux requis pour un indulto indiscutable.
Par ailleurs, le toro indulté n’a pas pour destin d’entrer dans un Panthéon des toros de légende, mais de participer, avec d’autres reproducteurs, au fonctionnement d’une ganaderia. C’est bien évidemment l’éleveur qui est le juge absolu et indiscutable des qualités attendues pour que son toro soit admis à cette fonction. Par définition, tout toro reproducteur est un toro indulté, dans l’arène ou en tienta. Que savons-nous du degré de qualité qu’exige tel éleveur pour sélectionner ses reproducteurs ? Que savons-nous des qualités des autres reproducteurs de la ganaderia ? des complémentarités souhaitées avec les caractéristiques des vaches ?


Tienta de machos chez Parladé

Combien de toros que personne ne songe à indulter combleraient les attentes des éleveurs, soit parce qu’il serait meilleur que ses reproducteurs actuels, soit parce que ses qualités sont précisément celles qu’il recherche ! Il n’y a donc pas grand risque à indulter indûment un toro : l’éleveur saura juger mieux que quiconque si cet animal lui convient.
Il peut d’ailleurs sembler surprenant qu’un éleveur n’ait pas repéré cet animal comme possible reproducteur et effectué les tests de sélection. Une fois la fierté de voir son toro gracié, le ganadero et son mayoral devraient s’interroger...
Indulto de Arrojado de Nuñez del Cuvillo

Bien sûr, il peut être risqué de désigner comme grandiose un toro qui est loin de l’être et cela pourrait bien inciter l’éleveur peu scrupuleux à se dire : « Si c’est ce genre de toro qui les enchante, je n’ai pas de raison de chercher à faire mieux ou à rechercher des qualités qu’ils sont incapables de percevoir. » Le même risque est couru lorsqu’on acclame et récompense un torero qui n’a pourtant pas été formidable. Il en fut de tout temps ainsi. La corrida suivante et un autre public remettront les choses en place. Les grands ganaderos, les toreros sincères savent avant tout le monde la valeur de ce qu’ils ont fait et ne se laissent pas berner par des compliments flatteurs.
(Une parenthèse : on flatte beaucoup dans l’entourage des acteurs de la corrida, beaucoup trop).



Apprenez que tout flatteuVit aux dépens de celui qui l'écoute - La Fontaine


Revenons au Président. Car c’est bien lui qui a le dernier mot. S’il estime que le toro ne mérite pas l’indulto, qu’il tienne bon. Encore faut-il qu’il soit compétent, plus que la moyenne du public ; et qu’il soit intègre, repoussant l’éventuelle pression de ceux qui l’ont mis là, des organisateurs, par exemple. Car il est gratifiant pour une arène qu’un indulto y soit accordé. Ou encore la pression du callejon, quand il est rempli de gens fameux et influents. Et d’un autre côté, qu’il ne soit pas sous la pression des « anti-indulto », ces plus purs que pur, plus blancs que blanc, ces orthodoxes intègres et grognons que rien ne satisfait et qui terrorisent  le menu peuple amateur de tauromachie généreuse. Et même s’il ne montre pas de faiblesse de caractère, comment peut-il être sûr de ne pas se tromper en refusant la grâce ? Il se retrouve un peu dans la terrible situation des Chefs d’Etats disposant du droit de grâce pour les condamnés à mort. Quelle erreur est la plus grave : gracier un toro médiocre ou faire tuer un toro sensationnel ?



Voilà ce que devient le débat depuis l’introduction de l’indulto comme fin possible d’une faena. Il existe désormais une alternative : mort ou survie du toro.
En fait, ce qui est dérangeant dans l’indulto, ce n’est pas son application, c’est son existence. Tant qu’il était marginal et compliqué à mettre en oeuvre, l’indulto n’existait pas dans l’esprit du spectateur de corrida. Dès lors que celui-ci sait qu’il possède le droit de le réclamer, qu’il en connaît la procédure et qu’il se l’est appropriée, il en use, légitimement. Pourquoi l’option de l’indulto a-t-elle fini par émerger ? Peut-être parce qu’est apparu un type de toro  collaborateur infatigable, parfait partenaire, généreux, gentil, à tel point que sa mort a paru bien injuste.
Le juste, l’injuste ; le bien, le mal...

Goya

Et c’est toute la signification de la corrida qui est remise en question.
Elle n’est plus la célébration  grandiose de la mort du toro, dont les vertus servaient de justificatif à toute la mise en scène qui était faite pour cet événement. Elle devient un examen, où la mort  sanctionne les insuffisances du candidat, et l’indulto, la réussite à l’épreuve. La mort du toro est alors un châtiment, une punition suprême. Auparavant, l’indulto suivait le jugement : Trop bon pour mourir. Il se pourrait que la mise à mort finisse par signifier : pas assez bon pour survivre.



Henry de Montherlant

En quête d’une justification, la corrida abandonne peut-être la piste de l’acte sacré, pour se muer en une session du tribunal qui désigne les bons et les méchants, un procès où le torero serait l’avocat du toro si ce dernier s’est bien comporté, où son procureur s’il n’est pas estimé satisfaisant.
Il est possible que tel soit l’avenir de la corrida. Notre société s’accommode mal du caractère inéluctable de la mort ; on a tant trouvé de parades à des événements qui semblaient fatals, inexplicables, inexorables, que le spectacle de la marche impitoyable du destin lui est devenu irritant. « Yes you can ! » dit la foule nouvelle au toro.
Est-ce bien, est-ce mal ? Ceux qui auront connu la corrida d’avant, diront que c’était mieux, les autres...
Ou peut-être l’indulto n’est qu’une mode passagère, comme celle d’accorder la patte en plus des deux oreilles et la queue dans les années 60.
Qui vivra verra...


José Tomás - Nîmes 

22 juin 2013

La pique éternel retour


Jean-Luc Godard, le Mépris, 1963. Fritz Lang, el maestro y su cuadrilla

Décidément, le tercio de piques est à la mode. Les spectateurs de Las Ventas sont sortis tout retournés de la prestation, lors de la dernière San Isidro, du picador de Javier Castaño, le fameux Tito Sandoval,  et l’idée du rééquilibrage des tercios fait florès dans les blogs. A mon tour, quelques mots sur ce premier acte si controversé.

Il a plusieurs fonctions, ce tercio :
Avant tout, amoindrir les facultés physiques du toro. C’est qu’en attendent les toreros et ce qui s’est pratiqué au cours des décennies passées. Pour cela, un bon gros cheval, un bon gros picador, une bonne grosse pique et un bon gros puyazo suffisent. Pas la peine d’y revenir : le travail est fait du premier coup.

 Evolutions des piques au fil des années
 
Avantages : la brega se limite au minimum (un amené au cheval et un quite) ; le toro n’est fatigué que par la plaie de la pique et économise ses facultés musculaires par l’absence de déplacements et surtout de chocs multiples contre le mur du caparaçon ; tous les toros reçoivent leur ration de fer en un temps minimal, mansos comme  braves.

Inconvénients : il est peu question de bravoure  (qui n’est pas en jeu dans cette manière de faire) ni de spectacle (il n’y a rien à voir). On pratique de cette manière dans la plupart des corridas en arènes de 2ème et  3ème catégorie. 


 

Ensuite, éventuellement, juger la bravoure du toro. C’est ce qu’attend (ou redoute) le toro. Pour cela, il faut : un torero décidé à jouer le jeu (Javier Castaño, par exemple), un cheval léger (moins de 600kg), un picador bon cavalier, capable de placer sa pique au bon endroit dans le dos du toro, bon connaisseur des toros, sachant doser la puissance et la durée du coup de lance , une pique de dimension et de profil revus (pique andalouse, de type « Bonijol ») montée à l’endroit (Messieurs les Alguazils, allez donc surveiller cela, s’il vous plait !), une mise en suerte un peu plus distante à chaque puyazo.  

 Toro de Morena Silva, Ceret 2012

Avantages : proposer au toro de retourner deux ou trois fois permet de voir comment il réagit à la douleur et si son envie de vaincre est plus importante que sa crainte de souffrir ; d’autre part, la mise en suerte à distance de plus en plus importante puyazo après puyazo met en évidence l’intensité  de la bravoure du toro et quel est l’espace autour de lui qu’il estime inviolable ; enfin au fil des rencontres, on peut apprécier avec plus de certitude le style du toro, car ce n’est pas tout d’aller au cheval, encore faut-il le faire avec classe (sans tarder, au galop),  et arrivé contre le caparaçon, pousser tête baissée, perpendiculairement, avec les deux cornes, en s’appuyant sur les 4 sabots. Les aficionados  connaissent ces critères.

Inconvénients :  la bravoure des toros n’étant pas toujours au rendez-vous, ce tercio peut devenir interminable. Le manso que l’on enferme lors de la première pique devient particulièrement retors si l’on veut le ramener au cheval, et cuadrillas et toreros se lancent dans des bregas sans fin, avec des déplacements des cavaliers tout autour de l’arène, des toros qui s’épuisent en galopades et le public qui se lasse. Même lorsque le toro n’est pas un manso fuyard, son envie de revenir au châtiment est souvent assez mitigée. Si on les place à une trop grande distance du cheval, bon nombre d’entre eux s’immobilisent, hésitent, tergiversent, obligeant le picador à des allées et venues sur sa monture, avec de véhémentes agitations de la pique et des cris champêtres, spectaculaires lorsqu’on y assiste pour la première fois, mais qui peuvent finir par ennuyer si cela se répète toro après toro, corrida après corrida. Plusieurs minutes entre deux piques montrent que le toro n’est pas un vrai brave. Insister n’a aucun sens et risque même de provoquer la décomposition du toro, qui réfléchit beaucoup et perd son allant. 

Enfin, qu’il soit un authentique spectacle. C’est ce qu’espèrent les spectateurs. Parmi eux, il y a ceux qui en attendent un moment d’agréments où se mêlent les émotions devant la charge du toro, et les plaisirs des quites variés. 

 
Joselito Adame, Quite por Zapopinas, toro del Conde de la Maza, Seville 2012

Pour cela, il est nécessaire que les toreros montrent leur envie de plaire et se lancent dans la compétition, capote en main. Mais qu’ils agissent avec parcimonie et modération! Il ne s’agit pas, pour la gloriole, de se lancer dans des quites interminables  qui ruinent la suite en épuisant le toro. 

Et puis il y a ceux qui veulent que l’attention soit centrée sur le combat de l’animal et que se prolonge cet affrontement toro contre picador au-delà des deux et exceptionnellement trois attaques habituelles. On voit ainsi, lors de corridas-concours, (en France, notamment) des séries de 4, 5 piques par toro, avec des mises en suerte à des distances considérables (parfois d’un bout à l’autre de la piste, comme à Nîmes lors de la corrida de Miura qu’affrontait seul Javier Castaño, 2012), et certains, y prenant goût, souhaiteraient que cela devienne pratique courante. 

 Corrida de Adelaida Rodriguez à Ales 2013

 Pour cela, il faut revoir entièrement les conditions matérielles et réglementaires de ce tercio : pique réduite de moitié (3 à 4cm de la pointe à la garde, laquelle devrait être ajustable) ; durée des puyazos limitée à quelques secondes (aux Alguazils de surveiller) ; un seul picador en piste (comme cela se pratique lors des corridas-concours ou en corridas ordinaires à Céret ou à Alès) ( à quoi sert ce second picador  qui ne doit pas intervenir : qu’il se tienne prêt, hors de la piste) ; retrait des toreros inutiles derrière les barrières et aux burladeros : seuls restent en piste le torero d’active et son peon de brega, se plaçant l’un d’un côté, l’autre de l’autre du cheval pour éviter les distractions et échappées du toro ; cheval léger et caparaçon souple ; suppression des lignes délimitant l’espace du cavalier qui doit pouvoir s’avancer vers le toro si celui-ci, placé trop loin, tarde à s’élancer. 


Ainsi réalisée, la suerte de vara pourrait être menée à bien, à condition, bien sûr, qu’elle s’effectue en jugeant continuellement et avec pertinence l’état du toro, sans obstination, avec doigté, avec délicatesse même, sans risquer d’anéantir le toro et de ruiner tout espoir de voir le tercio de banderilles et surtout celui de muleta. Toutefois, demander à un toro de galoper et recevoir trois paires de banderilles après avoir subi 4, 5 ou 6 puyazos est inhumain : deux paires à harpons courts seraient suffisantes. Quant aux toreros qui attendent le premier avis avant d’aller chercher l’épée, ils devront revoir leur plan de faena. Enfin les spectateurs qui aiment les quites fleuris devront se faire une raison : ou le toro expose sa bravoure en fonçant 4 fois au cheval, ou il sert de faire-valoir au torero, mais pas les deux : il faut choisir son spectacle.



Mais tout ceci est lié à des volontés et à des aptitudes. Les toreros talentueux désirent-ils laisser à d’autres une partie de leur gloire ? Les autorités, les syndicats seront-ils jamais disposés à modifier les antiques pratiques ? Les picadors ont-ils tous la capacité de mener avec brio un tercio de vara quand mettre la pique au bon endroit semble impossible à la plupart d’entre eux ?

 Juan José Esquivel, photo du site de la Unpbe


Le rééquilibrage des tercios est une chose nécessaire et salutaire. Donner au premier de la signification et du panache est profitable à l’ensemble de la corrida
Attention toutefois aux excès, et à ne pas déplacer le centre de gravité de la tauromachie en reléguant le torero au rôle de matador. Les formidables succès récents de certains subalternes sont sympathiques, mais obtenus en effectuant brillamment des tâches qui restent mineures. Les picadors, du haut de leurs montures, risquent peu le coup de corne et leur équipement de chevaliers du Moyen-Age les rend quasiment invulnérables. La prééminence du torero maestro sur tous les autres acteurs doit être préservée. La corrida est avant tout la rencontre d’un homme et un toro avec leur destin. Tous les autres participants ne sont que des auxiliaires et ont le devoir de le rester.

 Cesar Rincon con Bastonito de Baltasar Iban, photo du blog solymoscas



23 mai 2013

Ces sortes d’animaux...

Nobuyoshi Araki - Le voyage sentimental 1971

Même si les anti-corridas nous énervent, ils nous forcent à réfléchir sur notre passion et à argumenter sur la nécessité de la corrida, sur son bien-fondé, ce qui nous permet de mettre en ordre notre relation à ce spectacle.

Pour justifier la corrida, on a raisonné comme il le fallait sur ses fondements historiques, sur les retombées économiques des spectacles taurins, sur les bénéfices écologiques de l’élevage des toros, sur les aspects exemplaires de l’aventure des toreros, modèles de courage et de vertu, sur la dimension artistique de la tauromachie… Nous perdrions en effet beaucoup à sa disparition.
Je voudrais à mon tour esquisser un raisonnement.
D'abord, un rappel : avant d'être l'occasion d'actes de vaillance ou d'élégance, la corrida est la mise à mort du toro.


Miquel Barcelo - Lanzarote 52 (2002)


Si nous essayons de remonter à la source de la corrida, non pas la source historique, mais à l'origine du processus existentiel de la corrida, nous nous retrouvons en présence des trois acteurs : le toro, le torero, le public. Chacun est au point de départ d'une logique plus ou moins impérieuse conduisant à la corrida.

Même si la corrida ne peut exister sans le public [je ne parle pas de l'aspect économique que représente le public, ni de l'idée absurde d'une exhibition sans spectateur, mais de sa fonction dans le processus de la corrida (comme nous avions essayé de le montrer dans ce précédent post)], il n'est pas acteur dans la genèse de la corrida : il n'en est que le témoin. La corrida se fait avec lui, non par lui.

Jean-Georges Vibert A la Corrida 1875

 Le torero tient bien sûr une toute autre place. Il a pu, au cours de l'histoire, être l'élément originel de la corrida, dans une démarche de défi envers les forces sauvages, représentées dans notre coin du monde par le toro brave. En d'autres lieux, il se serait agi d'un combat contre un lion, contre un guerrier d'une tribu ennemie au cours de quelque épreuve initiatique. 

Cartel de la feria de Nîmes 2013, réalisé par Sylvain Fraysse

Mais nous avons affaire là à des modes archaïques de l'affrontement homme-toro, d'un temps bien antérieur à la mise en forme de la corrida, donc hors de propos, ici. Si nous nous écartons de la vision historique et que nous tentons de considérer le concept "corrida", il devient moralement insoutenable de désigner l'homme comme déclencheur du processus:
« Donnez-moi un toro, pour que je joue avec lui, et que je le tue ! »

Quel que soit le contenu du verbe « jouer », cette démarche est impensable, même si elle fait partie de la pratique tauromachique.

Alors, l’être fondateur de la corrida, c’est le toro. Et la corrida, la rencontre du toro avec sa mort.

 Toro de Murteira Grave 

Le toro est un ruminant, un bovin, une bête de boucherie, tout  comme  le veau du Limousin ou le bœuf Charolais… Son destin, c’est l’étal du boucher, comme les autres. Oui, mais pas par le même parcours que les autres. Car lui, il appartient à l’aristocratie du règne animal. Il est, dans son ordre, ce qu’est le requin chez les poissons, le tigre chez les félins, l’aigle chez les oiseaux : un animal d’exception,  puissant, farouche, redoutable, beau, noble et brave. Un seigneur, alliant à ses qualités animales quelques-unes des vertus les plus prisées chez les humains en quête de grandeur. Et il n’est pas question qu’il périsse misérablement.

Ses congénères finissent leur vie en file indienne dans les locaux aseptisés de l’abattoir régional : assommés,  suspendus par une patte, puis égorgés, plus ou moins rapidement, si possible avant qu’ils ne reprennent conscience. Fin de vie ordinaire pour animaux ordinaires.

Dans la pièce Le Bourgeois Gentilhomme de Molière, Monsieur Jourdain, bourgeois ordinaire et prétencieux, reçoit un habit de cour digne des plus grandes cérémonies et s’apprête à l’enfiler lorsque le Maître tailleur le retient  et lui dit :

 « Attendez. Cela ne va pas comme cela. J'ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d'habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres. Mettez cet habit à Monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité. »



Eh bien, il en va de même pour le toro :

« …ces sortes d’animaux se mettent à mort avec cérémonie. »
  
La corrida est cette cérémonie-là : fastes, musique, tenues princières, parades, ordre impeccable, tout un luxe de rituels pour cet événement :  

6 Toros 6

seront mis à mort

par les vaillants toreros...

L’homme est ici un exécutant, le spécialiste, celui qui sait faire : mettre en évidence les qualités du toro et démontrer que celui-ci est bien un être d’exception digne de tout ce faste; mettre à mort le toro avec toute l’habileté et l’honnêteté requises dans de telles circonstances. Si, ce faisant, il se montre brillant, gloire lui en sera rendue.

Quant au public, il joue le rôle du grand témoin, veillant au respect des grands principes de la tauromachie et s’assurant que l’homme se comporte avec la dignité requise pour cet événement.

Miquel Barcelo - Lanzarote 52

Vouloir priver le toro d’une fin à la mesure de sa grandeur, c’est faire le choix de la médiocrité ordinaire, de la passivité, de la résignation, de l’humiliation. S’ils savaient quel destin les antis rêvent pour eux, les toros iraient leur donner un de ces coups de corne qui les feraient réfléchir à deux fois avant de se mêler de ce qui est trop grand pour eux.


Comme chacun sait, le toro n’est pas une créature issue telle quelle de la vie sauvage mais le résultat d’un savant et patient travail de sélection et de techniques d’élevages. Si la nature a offert la matière première, il revenait à l’éleveur de modeler la bête brute pour en faire cet animal prestigieux. L’éleveur, créateur du toro de combat, est bien la pièce maîtresse de la tauromachie. Mettons-les, lui et son oeuvre, sur le piédestal qui leur revient.

 Généalogie des encastes de toros de combat. tirée du site Terres Taurines (cliquer pour voir en grand)


15 mars 2013

Analyse degré zéro

Versión Española : Jose Morente ha tenido la amabilidad de traducir esta entrada en español y nos ha hecho el honor de publicarla en su blog La Razón Incorpórea.
Jose Morente a eu la gentillesse de traduire cet article en espagnol et nous fait l'honneur de le publier dans son blog La Razón Incorpórea. 

 
 Le supplice de Tantale

L'art de toréer est l'objet de multitudes de commentaires et de propos théoriques, tous plus savants les uns que les autres. Quant à moi, je vais essayer de revenir au degré zéro de l'analyse.

Il faut évidemment revenir au toro, sans oublier qu'avant d'être bravo, encastado, enrazado, noble, etc. il s'agit d'une bête, d'un animal et seulement de cela! La discussion taurine est complètement intoxiquée par l'anthropomorphisme. Le toro n'est pas un homme et  imaginer ce qu'il ressent à partir de notre expérience d'homme est totalement dénué de sens. Non, le toro n'est pas impressionné par les prises de risque du torero. Le toro se fiche qu'on se croise, qu'on avance la jambe, même si cela nous semble le summum du courage. 


Retournons au campo
Car c'est là qu'on peut observer son comportement et faire les rapprochements avec ce qui se passe dans l'arène. Les luttes entre toros sont fréquentes et presque toutes se déroulent de la même façon : deux toros s'affrontent tête contre tête, le moins fort recule, abandonne et fuit, l'autre le poursuit sur quelques mètres et arrête sa course quand le vaincu s'éloigne (l'animal dominant/animal dominé). 
C'est de cela qu'il faut partir, car c'est bien ce qui se passe dans le ruedo. Le toro charge contre des obstacles, des éléments gênant, agaçants qui systématiquement s'écartent, s'enfuient : homme, cape, muleta. Le seul qui ne parte pas immédiatement est le cheval, mais il finit par s'éloigner; et on peut penser que le toro se sent finalement vainqueur de sa lutte contre le cheval quand ce dernier quitte la piste. Le toro doit certainement se sentir maître de la situation pendant une longue partie de son combat en piste. Tout fuit devant lui dès qu'il décide de charger.

 Jose Maria Manzanares, feria San Miguel 2012.


Qu'est-ce qui alors torée le toro? Si "toréer un toro" c'est s'en rendre maître, lui imposer  (momentanément) la suprématie de l'homme, on peut énumérer trois facteurs :

- réduire sa puissance physique : 
  • par les blessures de la pique et des banderilles, 
  • par la multiplicité des courses à travers la piste
  • par les contraintes imposées par la nature des passes: passes longues ou brusques, remates violents latéraux ou par le haut, muleta ou cape basses, trajectoires très incurvées, enchaînement rapide des passes et des séries... tout cela finit par l'épuiser (le changement de trajectoire imposé par une jambe qui s'avance est totalement insignifiant dans cet arsenal). 

- perturber son assurance, lui retirer sa maîtrise: 

  • par le choix des terrains, 
  • par l'alternance des séries main droite, main gauche.
- réduire sa puissance psychologique, sa volonté agressive: c'est la partie la plus subtile. Il faut que le toro ait le sentiment que ses attaques sont sans espoir :
  • par la répétition des passes et des séries qui doivent donner la sensation au toro qu'il n'est jamais durablement maître du combat contre cet adversaire qui fuit toujours mais revient sans cesse.
  • par la précision des passes, mais surtout le temple! Le temple, c'est le supplice de Tantale : la muleta  constamment à portée de corne et pourtant inaccessible et le coup ne porte jamais. 


Le problème, c'est que le toro doit certes être toréé, dominé, dompté, mais pas trop et surtout pas trop vite, car "qui veut toréer bien ménage son bovin"!

L'art de bien toréer consiste à appliquer à bon escient et à bien doser les procédés de domination et d'aide au toro. Car il ne faut pas oublier que si le torero doit par son art du toreo  se montrer le maître et conquérir le droit moral de porter l'estocade, il a le devoir surtout de mettre en évidence les qualités du toro, car c'est bien pour les constater que nous nous sommes rendus aux arènes.

 Photographie : Michael Crouser