Robert Delaunay, Rythme n°1, 1937
Qu'en conclure? Il semble probable que l'environnement dans lequel le toro passe les derniers moments de sa vie lui permet difficilement d'exprimer au mieux les qualités que les éleveurs lui ont laborieusement inculquées. Quantité de toros que nous jugeons, deslucidos, desrazados, descastados, sin fuerza, sin clase, sin nada, ne sont peut-être que des toros paralysés par certains facteurs de l'environnement (auxquels les humains ne prêtent pas attention) et qui ne parviennent pas à exprimer leurs vertus de combattant. Parce que ce sont de grosses bêtes violentes, on croit que les toros se moquent de tout et ne pensent qu'à foncer sur tout ce qui présente. Ce sont en réalité des animaux de grande race, fruits d'une sélection séculaire, certainement très sensibles à tout ce qui les entoure. Mettons-les dans les meilleures conditions pour exprimer toute leur grandeur!
Lors de la corrida du 24 août de la Feria 2012 de Bilbao le deuxième toro de Juan Pedro Domecq eut un comportement saugrenu : il resta près d’un quart d’heure dans
le couloir, refusant de franchir les quelques pas qui le séparaient de
la piste. Qu’est-ce qui l’arrêtait ? Que craignait-il ? Que voyait-il,
entendait-il, sentait-il pour se comporter d’une façon aussi craintive.
Certes, la maladresse du torilero qui avait malencontreusement refermé
la porte alors qu’il s’apprêtait à pénétrer dans le ruedo dans son
premier élan, devrait suffire à expliquer son attitude; toutefois on
peut supposer aussi que n’étant plus dans la fougue de sa libération, il ait
mis ses sens en éveil et ait été plus attentif à son environnement. Ce
qu’il a perçu alors a peut-être causé sa méfiance. Ce comportement nous
invite à repenser que le toro a des sens, qui ne sont pas semblables aux
nôtres, et qu’il faudrait certainement en tenir compte pour comprendre son comportement.
"Desafio" n°37 de Juan Pedro Domecq a mis 15 minutes avant de franchir la porte du toril. Photo corridapassion.fr
En
piste, la relation avec le toro s’établit essentiellement par la vue,
occasionnellement par l’ouïe. Nous écarterons de cet exposé le toucher,
l’odorat et le goût.
Commençons par la vue.
Grâce à la position
latérale des yeux, les toros ont une vision quasiment complète de leur
environnement (320/330°) : elle est nette devant eux, dans la zone de vision
binoculaire, hormis un court triangle formé par le frontal et le point
où se rejoignent les deux visions sur les côtés, dans la vision monoculaire, elle est assez bonne vers
l’avant jusqu’à l’épaule et médiocre de l’épaule à l’arrière-train;
au-delà, elle est nulle.
Lors d’une passe, la muleta passe par au moins deux et souvent trois angles de vision : l’œil contraire que l’on va chercher avec le bord extérieur de la muleta (parfois le pico) sur lequel on déclenche la charge, puis la vision binoculaire en milieu de passe et par un mouvement du poignet en fin de passe, l’autre œil, celui du côté du torero, pour provoquer le demi-tour du toro.
Si solliciter l'oeil contraire est nécessaire avec certains toros pour déclencher leur charge, les passes le plus appréciables sont exécutées en présentant la muleta bien plane, face aux deux yeux. En effet, le toro tend à se déplacer dans la direction de l’œil stimulé. L’œil contraire entraîne donc le toro à s’écarter du torero.
Notons que « se croiser », c’est bien souvent se retirer de la perception de l’œil du côté du torero pour aller solliciter l’œil contraire et écarter momentanément le toro. Quand, en sortie de passe, le torero est éloigné de l’axe du toro, il est sage d’interrompre la série pour se replacer, se croiser et aller chercher le piton contrario : c’est plus une manœuvre de sécurité, un repli stratégique après un remate inabouti de la passe qu’un geste d’honnêteté tauromachique. Certains toreros ne manquent pas de mettre en valeur ce déplacement latéral en multipliant les petits pas, dandinant les épaules. Certains publics apprécient et applaudissent …
Photo du site opinionytoros.com
Lors d’une passe, la muleta passe par au moins deux et souvent trois angles de vision : l’œil contraire que l’on va chercher avec le bord extérieur de la muleta (parfois le pico) sur lequel on déclenche la charge, puis la vision binoculaire en milieu de passe et par un mouvement du poignet en fin de passe, l’autre œil, celui du côté du torero, pour provoquer le demi-tour du toro.
Magnifique cite de César Rincon sur l'oeil contraire et...
Si solliciter l'oeil contraire est nécessaire avec certains toros pour déclencher leur charge, les passes le plus appréciables sont exécutées en présentant la muleta bien plane, face aux deux yeux. En effet, le toro tend à se déplacer dans la direction de l’œil stimulé. L’œil contraire entraîne donc le toro à s’écarter du torero.
...Magnifique cite de Chicuelo al natural présentant la muleta plane face au toro
Notons que « se croiser », c’est bien souvent se retirer de la perception de l’œil du côté du torero pour aller solliciter l’œil contraire et écarter momentanément le toro. Quand, en sortie de passe, le torero est éloigné de l’axe du toro, il est sage d’interrompre la série pour se replacer, se croiser et aller chercher le piton contrario : c’est plus une manœuvre de sécurité, un repli stratégique après un remate inabouti de la passe qu’un geste d’honnêteté tauromachique. Certains toreros ne manquent pas de mettre en valeur ce déplacement latéral en multipliant les petits pas, dandinant les épaules. Certains publics apprécient et applaudissent …
Il est communément
admis que les toros ne perçoivent pas les couleurs. Or, cela ne semble
pas être vrai, csi les toros (et les bovins en général) ne distinguent pas les nuances des
couleurs et confondent
vert olive et vert émeraude, bleu et violet etc., ils sont sensibles à
la différence d’intensité lumineuse dégagée par les couleurs. (comme le montre Les
couleurs fluorescentes, le rouge, le jaune, et surtout le blanc les
indisposent ; c’est ainsi qu’on voit des toros sortant du toril qui
sautent par-dessus les lignes blanches tracées sur le sol. En revanche, le vert, le bleu, le marron, le noir, les couleurs qui ne réfléchissent pas la lumière leur conviennent mieux. Les spécialistes de
ces sujets recommandent aux agriculteurs de porter des vêtements
sombres, (et surtout pas un traje de luces).
On peut supposer que le rouge de la muleta contribue à provoquer la charge du toro.
Comment se comporteraient les toros dans une piste aux barrières gris foncé ou bleu-marine et les toreros vêtus de tabaco y azabache ?
Le temps d’adaptation de l’œil des bovins au changement d’éclairement est six à sept fois plus long que pour l’homme : quand il nous faut dix secondes pour nous habituer à l’obscurité, il leur faut une minute. Aussi craignent-ils les alternances de zone d’ombre et de lumière ; des points lumineux qui ne nous semblent pas particulièrement éclatants (un reflet sur du métal, un rayon à travers une ouverture…) peuvent les éblouir, les perturber et parfois les empêchent d’avancer. Il faut donc éviter les contrastes de lumière, de couleur, les passages trop brusques dans des lieux à forte différence d’éclairement. Le toro de Daniel Luque était peut-être affolé par quelque objet brillant non identifié? D’autant plus que l’isolement dans l’obscurité provoque l’énervement de l’animal. Les toros ne sont pas des animaux de l’ombre. On songe bien-sûr aux chiqueros !
On peut supposer que le rouge de la muleta contribue à provoquer la charge du toro.
Comment se comporteraient les toros dans une piste aux barrières gris foncé ou bleu-marine et les toreros vêtus de tabaco y azabache ?
Alexandre Calder, Vache, 1929
Le temps d’adaptation de l’œil des bovins au changement d’éclairement est six à sept fois plus long que pour l’homme : quand il nous faut dix secondes pour nous habituer à l’obscurité, il leur faut une minute. Aussi craignent-ils les alternances de zone d’ombre et de lumière ; des points lumineux qui ne nous semblent pas particulièrement éclatants (un reflet sur du métal, un rayon à travers une ouverture…) peuvent les éblouir, les perturber et parfois les empêchent d’avancer. Il faut donc éviter les contrastes de lumière, de couleur, les passages trop brusques dans des lieux à forte différence d’éclairement. Le toro de Daniel Luque était peut-être affolé par quelque objet brillant non identifié? D’autant plus que l’isolement dans l’obscurité provoque l’énervement de l’animal. Les toros ne sont pas des animaux de l’ombre. On songe bien-sûr aux chiqueros !
Cette préférence pour les lumières diffuses, pas trop intenses et les
couleurs ternes, adoucies, expliquerait peut-être que les corridas par
temps de pluie soient dans l'ensemble de meilleures qualités?
Par ailleurs, la faculté d’accommodement, de la mise au point selon la distance, de l’œil des bovins est différente de la nôtre. S'ils voient naturellement de près, c’est la vision de loin qui réclame une adaptation de la rétine et donc un effort. Combien en a-t-on vu des toros, près de la barrière en début de faena, attendus par le torero au centre de la piste, qui, en se retournant, semblent en position pour voir l’homme qui les attend, et qui se tournent de nouveau vers le burladero. "Il ne veut pas y aller ! il ne veut pas quitter sa querencia!" commentent certains. L’analyse n’est peut-être pas des plus pertinentes. Et si en plus le toro est dans une zone d’ombre et le maestro en zone ensoleillée !
Par ailleurs, la faculté d’accommodement, de la mise au point selon la distance, de l’œil des bovins est différente de la nôtre. S'ils voient naturellement de près, c’est la vision de loin qui réclame une adaptation de la rétine et donc un effort. Combien en a-t-on vu des toros, près de la barrière en début de faena, attendus par le torero au centre de la piste, qui, en se retournant, semblent en position pour voir l’homme qui les attend, et qui se tournent de nouveau vers le burladero. "Il ne veut pas y aller ! il ne veut pas quitter sa querencia!" commentent certains. L’analyse n’est peut-être pas des plus pertinentes. Et si en plus le toro est dans une zone d’ombre et le maestro en zone ensoleillée !
Photo de Miguel Michán
En
outre l’acuité visuelle n’est pas leur fort. S’ils sont capables de
voir des objets au loin, ils en distinguent mal les détails. Ils
reconnaissent donc mal ce qui est éloigné.
En
revanche, ils sont extrêmement sensibles aux moindres mouvements : ils
voient courir le chien à plusieurs centaines de mètres, mais tardent à
le reconnaître quand il s’approche. Ils perçoivent même des mouvements
imperceptibles pour l’homme : et l’on se dit que les toques de la
muleta sont peut-être souvent trop brutaux, une simple vibration
serait suffisante.
Le bovin ne voit pas le mouvement dans sa continuité, mais comme une série d’instantanés, d’images perçues simultanément, qui peut leur causer des réactions inattendues. Je me souviens comment, un jour que je regardais un paisible lot de toros (des Santa Coloma, je crois) dans un enclos des arènes d’Arles, étendant le bras sans brusquerie particulière au-dessus du mur, j’ai provoqué immédiatement un affolement des sept bestiaux, qui sont partis tous en même temps vers l’endroit le plus éloigné de celui où je me trouvais. Il faudrait donc selon les experts éviter tout mouvement saccadé, se déplacer lentement, régulièrement en leur présence. Ces recommandations laissent rêveur celui qui assiste à l’agitation démentielle des personnels en piste lors notamment des deux premiers tercios : les hommes qui courent, les capes agitées de ci-de là…
José Tomás cite en général avec des toques très suaves
Le bovin ne voit pas le mouvement dans sa continuité, mais comme une série d’instantanés, d’images perçues simultanément, qui peut leur causer des réactions inattendues. Je me souviens comment, un jour que je regardais un paisible lot de toros (des Santa Coloma, je crois) dans un enclos des arènes d’Arles, étendant le bras sans brusquerie particulière au-dessus du mur, j’ai provoqué immédiatement un affolement des sept bestiaux, qui sont partis tous en même temps vers l’endroit le plus éloigné de celui où je me trouvais. Il faudrait donc selon les experts éviter tout mouvement saccadé, se déplacer lentement, régulièrement en leur présence. Ces recommandations laissent rêveur celui qui assiste à l’agitation démentielle des personnels en piste lors notamment des deux premiers tercios : les hommes qui courent, les capes agitées de ci-de là…
Image tirée du blog Blanco y oro
Enfin, à cause de leur vision panoramique, les bovins n'aiment pas les environnements rectilignes, tels que les couloirs : la longueur de celui des arènes de Bilbao n’a peut-être pas rassuré le toro qui ne voulait pas sortir?
Les bovins ont une ouïe performante. Ils entendent des
sons nettement plus aigus que ceux que nous percevons : de 20 à 20 000Hz dans le meilleur des cas pour l’homme, jusqu’à 35 000Hz pour les
bovins. Leur sensibilité auditive optimale se situe vers 8000Hz, entre
1000 et 3000 pour l’homme. Ils sont très sensibles aux sons aigus, aux
sons inhabituels, même légers. Les clarines doivent être un vrai régal pour leurs délicates oreilles !
Photo du blog Hasta el rabo todo es toro
L’ouïe
Clarines de la Maestranza de Séville
Qu'en conclure? Il semble probable que l'environnement dans lequel le toro passe les derniers moments de sa vie lui permet difficilement d'exprimer au mieux les qualités que les éleveurs lui ont laborieusement inculquées. Quantité de toros que nous jugeons, deslucidos, desrazados, descastados, sin fuerza, sin clase, sin nada, ne sont peut-être que des toros paralysés par certains facteurs de l'environnement (auxquels les humains ne prêtent pas attention) et qui ne parviennent pas à exprimer leurs vertus de combattant. Parce que ce sont de grosses bêtes violentes, on croit que les toros se moquent de tout et ne pensent qu'à foncer sur tout ce qui présente. Ce sont en réalité des animaux de grande race, fruits d'une sélection séculaire, certainement très sensibles à tout ce qui les entoure. Mettons-les dans les meilleures conditions pour exprimer toute leur grandeur!
Sources :
- Comportements des bovins : cliquer ici, et cliquer ici
- Vision du toro de lidia : cliquer ici et cliquer ici
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