15 mars 2013

Analyse degré zéro

Versión Española : Jose Morente ha tenido la amabilidad de traducir esta entrada en español y nos ha hecho el honor de publicarla en su blog La Razón Incorpórea.
Jose Morente a eu la gentillesse de traduire cet article en espagnol et nous fait l'honneur de le publier dans son blog La Razón Incorpórea. 

 
 Le supplice de Tantale

L'art de toréer est l'objet de multitudes de commentaires et de propos théoriques, tous plus savants les uns que les autres. Quant à moi, je vais essayer de revenir au degré zéro de l'analyse.

Il faut évidemment revenir au toro, sans oublier qu'avant d'être bravo, encastado, enrazado, noble, etc. il s'agit d'une bête, d'un animal et seulement de cela! La discussion taurine est complètement intoxiquée par l'anthropomorphisme. Le toro n'est pas un homme et  imaginer ce qu'il ressent à partir de notre expérience d'homme est totalement dénué de sens. Non, le toro n'est pas impressionné par les prises de risque du torero. Le toro se fiche qu'on se croise, qu'on avance la jambe, même si cela nous semble le summum du courage. 


Retournons au campo
Car c'est là qu'on peut observer son comportement et faire les rapprochements avec ce qui se passe dans l'arène. Les luttes entre toros sont fréquentes et presque toutes se déroulent de la même façon : deux toros s'affrontent tête contre tête, le moins fort recule, abandonne et fuit, l'autre le poursuit sur quelques mètres et arrête sa course quand le vaincu s'éloigne (l'animal dominant/animal dominé). 
C'est de cela qu'il faut partir, car c'est bien ce qui se passe dans le ruedo. Le toro charge contre des obstacles, des éléments gênant, agaçants qui systématiquement s'écartent, s'enfuient : homme, cape, muleta. Le seul qui ne parte pas immédiatement est le cheval, mais il finit par s'éloigner; et on peut penser que le toro se sent finalement vainqueur de sa lutte contre le cheval quand ce dernier quitte la piste. Le toro doit certainement se sentir maître de la situation pendant une longue partie de son combat en piste. Tout fuit devant lui dès qu'il décide de charger.

 Jose Maria Manzanares, feria San Miguel 2012.


Qu'est-ce qui alors torée le toro? Si "toréer un toro" c'est s'en rendre maître, lui imposer  (momentanément) la suprématie de l'homme, on peut énumérer trois facteurs :

- réduire sa puissance physique : 
  • par les blessures de la pique et des banderilles, 
  • par la multiplicité des courses à travers la piste
  • par les contraintes imposées par la nature des passes: passes longues ou brusques, remates violents latéraux ou par le haut, muleta ou cape basses, trajectoires très incurvées, enchaînement rapide des passes et des séries... tout cela finit par l'épuiser (le changement de trajectoire imposé par une jambe qui s'avance est totalement insignifiant dans cet arsenal). 

- perturber son assurance, lui retirer sa maîtrise: 

  • par le choix des terrains, 
  • par l'alternance des séries main droite, main gauche.
- réduire sa puissance psychologique, sa volonté agressive: c'est la partie la plus subtile. Il faut que le toro ait le sentiment que ses attaques sont sans espoir :
  • par la répétition des passes et des séries qui doivent donner la sensation au toro qu'il n'est jamais durablement maître du combat contre cet adversaire qui fuit toujours mais revient sans cesse.
  • par la précision des passes, mais surtout le temple! Le temple, c'est le supplice de Tantale : la muleta  constamment à portée de corne et pourtant inaccessible et le coup ne porte jamais. 


Le problème, c'est que le toro doit certes être toréé, dominé, dompté, mais pas trop et surtout pas trop vite, car "qui veut toréer bien ménage son bovin"!

L'art de bien toréer consiste à appliquer à bon escient et à bien doser les procédés de domination et d'aide au toro. Car il ne faut pas oublier que si le torero doit par son art du toreo  se montrer le maître et conquérir le droit moral de porter l'estocade, il a le devoir surtout de mettre en évidence les qualités du toro, car c'est bien pour les constater que nous nous sommes rendus aux arènes.

 Photographie : Michael Crouser