Léon Spilliaert, Vertige - L'escalier magique, 1908
Cette page présente tous les aspects de ce qu’il ne
faut pas faire quand on traite du flamenco : l’aborder dans son ensemble
et généraliser, alors qu’il présente une infinité de nuances, de
facettes ; l’aborder sous l’angle musicologique alors que je n’ai aucune
compétence en cette matière ; se
mêler de traiter du contenu des coplas du flamenco alors que je ne suis qu’un médiocre
hispanisant. Tout pour paraître ridicule, quoi ! Eh bien tant pis ! J’ai décidé de mettre noir
sur blanc ma petite idée.
On peut voir dans une phrase musicale, dans une mélodie, une sorte de déplacement du son dans
l’espace, promenade, voyage, parcours
d’exploration, errance aveugle parfois, parfois simple trajet routinier :
la première note prend son essor, se transforme petit à petit, se développe
effectue un parcours dans le monde des
graves et des aigus, monte, descend, bondit par-dessus les sons pour en atteindre d’autres, accélère, ralentit, varie
d’un mode à l’autre, effectue des pauses, des étapes et puis se dirige à son
gré vers son but, qui peut être son point de départ ou son double à l’octave
inférieure ou supérieure. Il est intéressant d’observer l’ampleur de ce
parcours, les audaces de son tracé, son humeur, ses élans, ses ruptures…
Si on écoute le flamenco en prêtant donc attention
aux lignes mélodiques, à leur tracé, quelques caractéristiques apparaissent, me semble-t-il, surtout chez certains types de cante :
seguiriya, martinete, soleá, bulería, fandango et ses dérivés, malagueña… :
- la mélodie se déploie dans une zone relativement restreinte de la gamme, très peu jusqu’à l’octave et rarement au-delà et les écarts de notes contiguës sont souvent réduits au ton ou au ½ ton
- la note tonique exerce continuellement une puissante force d’attraction.
La mélodie flamenca ressemble à un chemin, qui serpente continuellement autour de son point
de départ, qui s’en éloigne très peu, ou en tout cas qui reste dans les notes
fondamentales de sa gamme (dominante). Ainsi, les accords qui structurent la seguiriya sonnent comme un déplacement
d’un demi-ton : La/Sib/La (la note Ré de l’accord de Sib joue le rôle
d’appel de la tonique qu’il exerce dans l’accord de Mi7); même chose dans les
accords d’attente de la bulería : La/Sib/La ou Mi/Fa/Mi.
Terremoto de Jerez accompagné par Juan Morao, Fandangos y Bulerías
L’essentiel réside dans des nuances d’une note à
l’autre plutôt que dans des ruptures ou des solutions de continuité, avec
d’autant moins de distance d’une note à l’autre que le retour à la puissante
note tonique apparaît comme un impératif.
Dans cette seguiriya del Nitri
chantée par Antonio Mairena, le cantaor
revient à la tonique quasiment à la fin de chacune des phrases musicales et si la mélodie chantée reste en suspens, la
guitare l’y ramène systématiquement.
Antonio Mairena accompagné par Melchor de Marchena, Seguiriya del Nitri
Dans la plupart des cantes, la cadence andalouse (La mineur/Sol/Fa/Mi), sorte de spirale descendante, semble conduire inéluctablement vers cette
tonique désirée et redoutée.
Le jeu de cache-cache de la suite d’accord du fandango est significatif : l’accord La mineur (La/Do/Mi) se transforme en un confortable et rassurant accord de Do majeur (Do/Mi/Sol) qui donne l’impression d’avoir pu se dégager de l’emprise de la cadence. La mélodie va alors se construire sur les accords de Do/Sol7/Fa, avec le risque, arrivée sur cette note, d’être aspirée par le tout proche Mi qui fait miroiter son charme vénéneux avant que la guitare ne rétablisse l’équilibre et ne hisse la mélodie vers l’accord de Do par une remontée : Sol/La/ Si/Do. Le chanteur peut alors repartir vers un autre développement de la copla.
Et puis, la cadence reprend le dessus et entraîne forcément la mélodie vers la tonique Mi. On a alors l’impression qu’un engrenage fatal est en marche, le cantaor a beau multiplier les volutes, les variations pour suspendre le cours de cette chute, son thème musical aboutit vers ce terme, au grand soulagement du l’auditoire qui généralement jalea cette conclusion de la longue phrase musicale.
Le jeu de cache-cache de la suite d’accord du fandango est significatif : l’accord La mineur (La/Do/Mi) se transforme en un confortable et rassurant accord de Do majeur (Do/Mi/Sol) qui donne l’impression d’avoir pu se dégager de l’emprise de la cadence. La mélodie va alors se construire sur les accords de Do/Sol7/Fa, avec le risque, arrivée sur cette note, d’être aspirée par le tout proche Mi qui fait miroiter son charme vénéneux avant que la guitare ne rétablisse l’équilibre et ne hisse la mélodie vers l’accord de Do par une remontée : Sol/La/ Si/Do. Le chanteur peut alors repartir vers un autre développement de la copla.
Et puis, la cadence reprend le dessus et entraîne forcément la mélodie vers la tonique Mi. On a alors l’impression qu’un engrenage fatal est en marche, le cantaor a beau multiplier les volutes, les variations pour suspendre le cours de cette chute, son thème musical aboutit vers ce terme, au grand soulagement du l’auditoire qui généralement jalea cette conclusion de la longue phrase musicale.
Et c'est toujours vers le bas de la gamme que s'achève la mélodie, jamais la tonique n'est atteinte en haut, comme s'il était impossible que le final débouche sur une impression triomphale.
José Mercé accompagné par Moraito, Malagueña
Un cante, c'est une succession de coplas, de séquences musicales, sortes de paragraphes séparées par l'intervention de la guitare. Or, cette succession reproduit à sa manière l'approche par variations, par phrases, constatée dans la composition de chaque séquence.
Pour reprendre l'image de notre chemin, on pourrait dire que la mélodie de chaque copla, le parcours des notes, s'apparente à une déambulation sur un sentier qui serpente dans un territoire circonscrit, et qui revient fatalement à son point de départ; suivie par une nouvelle déambulation sur ce même chemin ou un chemin semblable, ainsi de suite. Cette comparaison, on peut l'appliquer à l'histoire de chaque type de cante, qui s'est construite sur les successives nuances, variations, déviations que les créateurs et les interprètes apportent à la base séculaire.
Léon Spilliaert, Fillette au grand chapeau, 1909
On ne peut s’empêcher de penser que cette ligne mélodique, avec ses libertés, ses audaces, ses contraintes, est à l’image de la vie, de la liberté dont on jouit ou non pour la mener. Que dit à cet égard la mélodie flamenca?
Elle décrit un espace étroit, obsessionnel, parcouru et exploré sans relâche, perçu comme clos, sans ouverture, dont toute échappée semble vouée à l’échec. L’ailleurs est peut-être tentant mais surtout périlleux ; quitter, partir ne peuvent être que momentanés et le retour apparaît finalement et paradoxalement comme salvateur. L’envol craintif semble se heurter à tant d’obstacles, susciter tant d’appréhensions que l’audacieux finit par renoncer et regagne avec soulagement son point de départ, son attache séculaire.
Cela raconte-t-il une aventure distincte de celle du peuple qui a nourri l'art flamenco? Cet attachement au lieu, dans les deux sens du terme "attachement", lien, chaîne, contraintes, (atarse) d'une part, et affection, fidélité (encariñarse) d'autre part, paraît une constante de l'histoire et de la mentalité andalouse.
Est-il une copla qui parle d'espace nouveaux, de lointains fascinants, de voyage libérateur? L’interprète flamenco, qui dans ses textes, se débat si souvent contre des adversités, envisage-t-il jamais de leur échapper par la fuite salvatrice. Quelle copla associe le sentiment amoureux à un départ vers le bonheur et clame : « Viens, partons ! Là-bas nous serons heureux… »?
Et cela est d’autant plus curieux qu’une grande partie de la «nation flamenca», la partie gitane, a son histoire associée à l’idée de la route, du voyage, de la quête d’une terre promise, et reste consciente de son caractère étranger (Yo no soy de esta tierra, chante Juan Talega) de la précarité de sa situation. Or, son expression artistique essentielle, la poésie populaire des coplas, n’aborde jamais cette thématique.
Bien au contraire, un des sujets fréquents des coplas est le chant à la gloire de la ville, du quartier, des rues familières : Séville, Cadix, Grenade, Utrera, Triana, la Calle Nueva, la Alameda de Hercules et tant d'autres lieux, sont l'objet d'un véritable vénération.
Malagueña de Niño de Vélez :
Est-il une copla qui parle d'espace nouveaux, de lointains fascinants, de voyage libérateur? L’interprète flamenco, qui dans ses textes, se débat si souvent contre des adversités, envisage-t-il jamais de leur échapper par la fuite salvatrice. Quelle copla associe le sentiment amoureux à un départ vers le bonheur et clame : « Viens, partons ! Là-bas nous serons heureux… »?
Triana
Et cela est d’autant plus curieux qu’une grande partie de la «nation flamenca», la partie gitane, a son histoire associée à l’idée de la route, du voyage, de la quête d’une terre promise, et reste consciente de son caractère étranger (Yo no soy de esta tierra, chante Juan Talega) de la précarité de sa situation. Or, son expression artistique essentielle, la poésie populaire des coplas, n’aborde jamais cette thématique.
Bien au contraire, un des sujets fréquents des coplas est le chant à la gloire de la ville, du quartier, des rues familières : Séville, Cadix, Grenade, Utrera, Triana, la Calle Nueva, la Alameda de Hercules et tant d'autres lieux, sont l'objet d'un véritable vénération.
Malagueña de Niño de Vélez :
Viva Málaga que tiene
Caleta y El Limonar
su parque lleno de flores
a la orilla del mar
donde nacen los amores.
Caleta y El Limonar
su parque lleno de flores
a la orilla del mar
donde nacen los amores.
Bulería :
En la Calle Nueva
hay un almacen
que vende azucar
manteca y cafe.
Rondeña
Tiene la ciudad de Ronda
tres cosas particulares:
l'alamea, er Puente nuevo
y la esquinita en el aire.
tres cosas particulares:
l'alamea, er Puente nuevo
y la esquinita en el aire.
Mais c'est peut-être dans la danse que l'ancrage forcené à la terre, au sol trouve son apogée. Est-il une danse où la relation du corps à sa propre pesanteur soit plus forte, où les envolées des bras soient plus contredites par l'enfoncement acharné des pieds dans le sol que dans le baile flamenco. Le pied frappe le sol, non point pour y trouver un élan, mais pour marteler la terre; point de sauts mais un piétinement; point d'envol, mais le heurt contre la réalité insensible.
Baile : Concha Vargas, Cante : Mari Peña, Toque : Antonio Moya et ?
Bien sûr, comme je m'y attendais, nombre d'exceptions à tout cela me viennent à l'esprit: Les cantes de Cádiz, avec leur suite d'accords excluant la cadence andalouse, expriment une légèreté qui sied bien à cette ville frondeuse et spirituelle, dont la vocation d'ouverture est consubstantielle à sa fonction de port vers les mondes nouveaux.
La Petite tasse d'argent
Telle copla de cante por seguiriya, exprime son désespoir dans un désir de fuite :
A la sierra de Armenia
yo me quiero ir
donde no hubiera
moros ni cristianos
que hablen de mi.
yo me quiero ir
donde no hubiera
moros ni cristianos
que hablen de mi.
Mais l'Arménie est une terre où les Gitans séjournèrent durant leur migration. Elle est devenue ici une imaginaire patrie antérieure, et la copla clame plus son désir de régression dans l'espace et dans le temps que la quête d'espaces nouveaux.
Et puis évidemment, le flamenco est traversé de courants nouveaux dont certains bousculent les manières traditionnelles. Vers les années soixante-dix, les transformations politiques, technologiques, offrent des voies nouvelles à une jeune génération guidée par quelques artistes surdoués. Paco de Lucía introduit dans ses accords tant d'harmoniques nouvelles puisées dans le jazz que la tonalité se dissout parfois et que la mélodie paraît se développer sans contraintes. Il sera suivi par toute une école de musiciens flamencos aux introductions et falsetas si neuves que les repères et les codes du genre finissent par s'effacer.
Paco de Lucía en Concert à Leverkusen en 2010 (concert complet)
Camarón quant à lui, multiplie les variations de son chant dont la ligne se détend de plus en plus, devient la base d’excroissances, de volutes, de développements inédits qui élargissent les cadres des cantes en retardant les passages obligés des mélodies.
Lui aussi a fait école et connaît de multiples imitateurs et continuateurs.
Camarón de la Isla, por Tangos accompagné par Paco Cepero
Lui aussi a fait école et connaît de multiples imitateurs et continuateurs.
Duquende
Le baile, depuis quelque temps, voit lui également ses codes bousculés. Israel Galván, Andrés Marin inventent une gestuelle nouvelle, mais c'est surtout dans le rôle nouveau que Galvan donne au jeu de percussion des pieds que réside la nouveauté : les coups donnés ne sont plus exclusivement d'ordre rythmiques mais d'ordre mélodique. Au lieu d'ancrer les mouvements dans la rigidité du compás, le jeu des pieds déstabilise la cadence, s'affranchit du cadre rythmique pour explorer des modulations, des expressions nouvelles.
Baile: Israel Galván, Cante : Arcángel
Malgré tout, ces innovations et audaces au regard de la tradition s'appliquent sur des œuvres qui s’appellent toujours et encore Bulerías, Tangos, Soleá, Cantiña, Malagueña etc., soit un petit nombre de styles qui constituent le paysage traditionnel du flamenco, fidèlement conservé. Les chemins dont nous parlions ont adopté quelques profils nouveaux, qui peuvent enrichir le patrimoine de cet art populaire, à condition de ne pas le dénaturer en bafouant ses caractères fondamentaux. Tout comme on peut détruire une ganaderia en sortant de son type, on peut aussi ruiner un art populaire en tournant le dos aux modèles qu'il a façonnés au cours de son histoire...
Inés Bacán (palmas), Concha Vargas (baile), Pepa de Benito (palmas), Joselito de Lebrija (cante), Pedro Bacán (toque). Photo du spectacle "Le clan des Pinini", à Genève.
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