Une scène fameuse du film Le 7ème Sceau de Bergman
montre le Chevalier entreprenant avec la Mort une partie d’échecs qui doit
déterminer son destin. Bien sûr, la Mort finit par gagner la partie,
l’affrontement par échiquier interposé n’est qu’une illusion d’espoir : on ne
vainc pas le Destin.
Eh bien, c’est la même chose dans la corrida. Toutefois, celui qui se bat contre la
Mort, c’est le toro, et dans le rôle du Destin inéluctable, l’homme, le torero.
Ces vingt minutes que dure le combat du toro en piste sont une image d’une vie,
avec ses épreuves, ses luttes, ses victoires, ses échecs et sa fin ; et cette
vie, c’est la nôtre. Paradoxalement, notre représentant dans l’arène à nous,
les spectateurs, c’est le toro ; le torero, le matador, est la figure du
destin, de la mort, contre lequel le toro lutte vainement, désespérément.
En réalité, il est le seul à se battre. Le torero à aucun
moment ne lutte contre lui, comme le faisaient les gladiateurs, entrant en
piste avec une arme et luttant à
mort contre lui. Non, il n’attaque
jamais, mais subit les assauts, les charges, qu’il détourne au moyen des
leurres qui fuient constamment. Quand il porte des coups, c’est des châtiments,
qui punissent le téméraire qui charge la monture ou qui ose poursuivre l’homme.
La corrida n’est pas un combat, mais la cérémonie de la mort
du toro.
Le problème, c’est que l’homme qui joue le rôle du Destin
dans cette représentation n’est pas toujours une créature hors du commun comme
le personnage qu’il interprète. Avant tout, il est vulnérable, contrairement à
la Mort dans le drame de Bergman, et la crainte de la blessure enlève
facilement les envies d’héroïsme; et puis il n’est pas forcément très habile
pour accomplir sa mission, cet art est difficile ; enfin la flatterie des
applaudissements pousse souvent au désir de plaire, parfois au plus grand
nombre, car c’est ce plus grand nombre qui agite les mouchoirs à la fin. Il
peut donc se laisser tenter par de petites négligences, des manquements
occasionnels, d’habiles recours, des effets faciles à mettre en œuvre…
L’autre problème, c’est que si la corrida obéit à un
règlement, elle n’a pas de règle. Certes tout est codifié, la succession des
événements, l’ordre d’intervention des toreros, la dimension des piques, le
bois des banderilles, la taille des épées, mais nul article n’indique comment
se servir de ces instruments, où placer la pique, comment poser les
banderilles. Du bon usage de la cape, de la muleta, de l’art de porter le coup
d’épée il n’est jamais question.
En fait, chacun peut faire ce que bon lui semble : piquer à la base de la queue, poser les banderilles dans le ventre ou planter l’épée dans le flanc. Dans tous les sports de combat, d’affrontement, des arbitres, des juges veillent au respect des règles, des bons comportements, en vertu de codes qui répertorient les actes licites et les gestes interdits. Il n’en est rien dans la corrida. Le président a des mouchoirs de toutes les couleurs mais n’a pas de carton jaune.
En fait, chacun peut faire ce que bon lui semble : piquer à la base de la queue, poser les banderilles dans le ventre ou planter l’épée dans le flanc. Dans tous les sports de combat, d’affrontement, des arbitres, des juges veillent au respect des règles, des bons comportements, en vertu de codes qui répertorient les actes licites et les gestes interdits. Il n’en est rien dans la corrida. Le président a des mouchoirs de toutes les couleurs mais n’a pas de carton jaune.
Tableau de George Wesley Bellows, Stag at Sharkey’s (1909)
C’est au public que revient la tâche de veiller à ce que tout
se passe bien, de la façon la plus digne, la plus respectueuse des bons usages,
de faire appliquer le code non écrit des bonnes manières du toreo. Il en est le
dépositaire. Certaines sont simples et le grand public sait les faire respecter
: ne pas toréer un toro qui boîte ou se casse une corne, ne pas lui charcuter
le dos avec la pique, ne pas le larder de coups d’épée à la mise à mort etc.
D’autres sont plus complexes et entremêlent préoccupations techniques et
considération éthiques et sont
bien connues des spectateurs avertis : elles concernent la position du torero
face au toro, son immobilité pendant la charge, la trajectoire imposée au toro,
la manière de porter le coup d’épée etc.
Mais toutes expriment le même impératif : traiter le toro
avec dignité.
Et même le mettre, au moins momentanément, en situation de
faire la seule chose qu’il sache faire : donner un coup de corne. Face à un
torero intelligent et expérimenté qui agirait avec prudence, le toro n’a aucune
chance d’atteindre son adversaire. Il faut que l’homme soit généreux et que,
sciemment, il torée de façon raisonnablement risquée; et même inconsciemment,
si possible, en recherchant l’élégance, l’harmonie, en se laissant griser par
l’envie de réaliser quelque chose de beau, une œuvre d’art, sans se préoccuper
seulement de sa sécurité et de la technique. Dans la corrida, l’esthétique est
garante de l’éthique.
Diego Puerta
Bref, il faut accepter une part de danger, courir le risque
de la cornada. La lâcheté n’est pas permise et un peu de folie est bienvenue.
Le toro est un bel animal, fier, indompté, pas très
intelligent, et, à des degrés divers, doté, de bravoure et de noblesse, ces
qualités qui firent la grandeur de la chevalerie. Le toro qui s’élance à
l’assaut du cheval caparaçonné, c’est Roland à la tête de sa petite troupe
engageant la bataille, perdue d’avance, contre les nuées de soldats ennemis. Un
héros, quoi. Il peut être notre double.
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