07 août 2015

Phases

Dessin de Trisha Brown

Si « toréer » est un art, cet art-là est des plus singuliers. Il n’en résulte aucun objet comme la peinture, la photo ou la sculpture, ni une  trace qui aide à la reproduction, comme une partition musicale ou les symboles chorégraphiques, ni un support à l’actualisation de l’œuvre, comme le film ou le livre. Certes, il existe des musiques non écrites, des danses non chorégraphiées, des œuvres graphiques non fixées sur un support… mais rien n’empêcherait qu’elles le soient, à priori ou à postériori. Mais si le toreo s’apparente à ces arts de l’improvisation, de l’éphémère, il a sa particularité qui l’éloigne de ces arts de l’instant.



Le toreo est un processus. Un processus vers une idée, une notion, une image conçue et non décrite, informelle et interne, probablement collective. Une modification, une transformation ou transmutation. Une pédagogie. 20 minutes pour changer une bête innocente et violente en une créature coupable et soumise. 10 minutes pour conquérir le droit de la mettre à mort. Ce processus se fragmente en séquences indépendantes et interactives, où le geste technique rendu efficient par son esthétique et esthétique par son efficience, acquiert, par la volonté du torero,  une charge émotive d’ordre artistique et indirectement éthique.

                                            Anne Teresa de Keersmaeker -Fase-

Ce processus, par définition, est constitué d’un enchaînement d’actions-conséquences dont la pertinence et la qualité sont systématiquement remises en cause par l’action et les séquences suivantes. C’est un phénomène à jugement rétroactif. Une passe est bonne si la passe suivante est bonne ou peut être bonne. Il en est de même pour les séries de passes. Il en est de même pour l’enchaînement des tercios.


                 Alfred Eisenstaedt - Enfants au spectacle de marionnettes - Paris 1963 

Le toreo est un art dans le futur. Non de la chose faite, non de la chose en train de se faire, mais de la chose qui va se faire. Il est un art de l’angoisse. Bien sûr de l’angoisse de l’accident, (mais cela ne lui est pas propre) mais surtout de l’angoisse des choix, l’angoisse de leurs conséquences, de la bonne réalisation du geste suivant, de la solitude en face de deux sources d’exigences : le toro et le public. « Comment va-t-il réagir ? Comment vont-ils réagir ? ». L’art du « pourvu que.. », tant pour le torero que pour le spectateur, pendant le déroulement de la corrida, mais aussi pendant toute une vie d’aficionado ou de torero. Prier.



On comprend donc l’addiction des taurins pour la fixité des images, des photos, des objets, des reliques, des souvenirs. Art rétrospectif et prospectif à la fois, le toreo est sans cesse en décalage avec le moment présent


William Eggleston

Il est aussi un art du regret, par voie de conséquence.
La tranquillité n’est décidément pas un état d’âme de taurin.




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