12 octobre 2013

Indulter, ne pas indulter, that is the question

Lorenzo Papace - Extrait de Observations, constats, analyses, diagnostics, déductions, rapports, hypothèses et conclusions


On indulte beaucoup, ces derniers temps, et cela fait jaser, discuter, s’indigner... Les blogs sont remplis de textes sur ce sujet. Aussi je vais à mon tour me lancer dans cette mêlée, pour mettre au clair mes idées confuses sur ce thème.




L’indulto était, il y a quelques dizaines d’années, totalement exceptionnel, et beaucoup de bons aficionados n’en avaient jamais vu. Les conditions étaient très restrictives, jusqu’à ce que la possibilité de procéder à cet acte soit étendue quasiment à tous les spectacles taurins, où qu’ils se déroulent, grâce au nouveau règlement andalou de 2006 qui entérinait un mouvement favorable à l’indulto né dans les années 90. On a donc vu indulter des toros que les aficionados rigoureux n’auraient jamais graciés. Ils ont mis en avant que ces toros avaient accompli des tercios de vara plutôt anodins, qu’ils manquaient de caste, ou de prestance, alors que le but de l’indulto étant de sauver des animaux d’exception en vue de la reproduction, on ne peut tolérer des insuffisances. Et cela est vrai.
Certes.
                               Toro mourant, Nîmes 1960 - Photo de Lucien Clergue

Qui indulte ? Comme pour les autres récompenses, c’est le président qui, in fine, sort le mouchoir orange. In fine, parce que cet événement intervient après une procédure très informelle, initiée le plus souvent par le public, de façon fragmentée, sporadique au début, puis plus insistante et ample, si bien que s’engage alors un échange par gestes entre le torero, le président et l’éleveur, s’il est présent et repérable dans l’assistance. Le président sort ou ne sort pas le mouchoir orange, mais celui qui a entamé le mouvement est bien le public. Lorsque celui-ci reste passif, rien ne se passe. Le public a un rôle majeur dans le déroulement de la corrida et il s’est emparé, légitimement, de cette prérogative. Et si sa demande est forte, il se sent en droit d’être pris en considération. Il se passe, en faveur du toro, ce qui se passe en faveur du torero avec l’octroi de l’oreille.





Bien sûr, le public peut se tromper. Et en quoi consiste l’erreur ? A demander la grâce d’un toro imparfait. Ah ! Et, qu’est-ce qu’un toro imparfait ? Qui décide qu’un toro est imparfait ? Nous sommes en plein dans un domaine où s’affrontent l’absolu et le relatif. Et nous nous heurtons à deux obstacles : existe-t-il un toro parfait ? Probablement pas. Alors, quelle qualité doit être privilégiée : bravoure physique, mentale, noblesse, caste, puissance, beauté... : chaque juré a ses préférences, ses critères, et il est impossible d’établir une liste unanimement admise des niveaux requis pour un indulto indiscutable.
Par ailleurs, le toro indulté n’a pas pour destin d’entrer dans un Panthéon des toros de légende, mais de participer, avec d’autres reproducteurs, au fonctionnement d’une ganaderia. C’est bien évidemment l’éleveur qui est le juge absolu et indiscutable des qualités attendues pour que son toro soit admis à cette fonction. Par définition, tout toro reproducteur est un toro indulté, dans l’arène ou en tienta. Que savons-nous du degré de qualité qu’exige tel éleveur pour sélectionner ses reproducteurs ? Que savons-nous des qualités des autres reproducteurs de la ganaderia ? des complémentarités souhaitées avec les caractéristiques des vaches ?


Tienta de machos chez Parladé

Combien de toros que personne ne songe à indulter combleraient les attentes des éleveurs, soit parce qu’il serait meilleur que ses reproducteurs actuels, soit parce que ses qualités sont précisément celles qu’il recherche ! Il n’y a donc pas grand risque à indulter indûment un toro : l’éleveur saura juger mieux que quiconque si cet animal lui convient.
Il peut d’ailleurs sembler surprenant qu’un éleveur n’ait pas repéré cet animal comme possible reproducteur et effectué les tests de sélection. Une fois la fierté de voir son toro gracié, le ganadero et son mayoral devraient s’interroger...
Indulto de Arrojado de Nuñez del Cuvillo

Bien sûr, il peut être risqué de désigner comme grandiose un toro qui est loin de l’être et cela pourrait bien inciter l’éleveur peu scrupuleux à se dire : « Si c’est ce genre de toro qui les enchante, je n’ai pas de raison de chercher à faire mieux ou à rechercher des qualités qu’ils sont incapables de percevoir. » Le même risque est couru lorsqu’on acclame et récompense un torero qui n’a pourtant pas été formidable. Il en fut de tout temps ainsi. La corrida suivante et un autre public remettront les choses en place. Les grands ganaderos, les toreros sincères savent avant tout le monde la valeur de ce qu’ils ont fait et ne se laissent pas berner par des compliments flatteurs.
(Une parenthèse : on flatte beaucoup dans l’entourage des acteurs de la corrida, beaucoup trop).



Apprenez que tout flatteuVit aux dépens de celui qui l'écoute - La Fontaine


Revenons au Président. Car c’est bien lui qui a le dernier mot. S’il estime que le toro ne mérite pas l’indulto, qu’il tienne bon. Encore faut-il qu’il soit compétent, plus que la moyenne du public ; et qu’il soit intègre, repoussant l’éventuelle pression de ceux qui l’ont mis là, des organisateurs, par exemple. Car il est gratifiant pour une arène qu’un indulto y soit accordé. Ou encore la pression du callejon, quand il est rempli de gens fameux et influents. Et d’un autre côté, qu’il ne soit pas sous la pression des « anti-indulto », ces plus purs que pur, plus blancs que blanc, ces orthodoxes intègres et grognons que rien ne satisfait et qui terrorisent  le menu peuple amateur de tauromachie généreuse. Et même s’il ne montre pas de faiblesse de caractère, comment peut-il être sûr de ne pas se tromper en refusant la grâce ? Il se retrouve un peu dans la terrible situation des Chefs d’Etats disposant du droit de grâce pour les condamnés à mort. Quelle erreur est la plus grave : gracier un toro médiocre ou faire tuer un toro sensationnel ?



Voilà ce que devient le débat depuis l’introduction de l’indulto comme fin possible d’une faena. Il existe désormais une alternative : mort ou survie du toro.
En fait, ce qui est dérangeant dans l’indulto, ce n’est pas son application, c’est son existence. Tant qu’il était marginal et compliqué à mettre en oeuvre, l’indulto n’existait pas dans l’esprit du spectateur de corrida. Dès lors que celui-ci sait qu’il possède le droit de le réclamer, qu’il en connaît la procédure et qu’il se l’est appropriée, il en use, légitimement. Pourquoi l’option de l’indulto a-t-elle fini par émerger ? Peut-être parce qu’est apparu un type de toro  collaborateur infatigable, parfait partenaire, généreux, gentil, à tel point que sa mort a paru bien injuste.
Le juste, l’injuste ; le bien, le mal...

Goya

Et c’est toute la signification de la corrida qui est remise en question.
Elle n’est plus la célébration  grandiose de la mort du toro, dont les vertus servaient de justificatif à toute la mise en scène qui était faite pour cet événement. Elle devient un examen, où la mort  sanctionne les insuffisances du candidat, et l’indulto, la réussite à l’épreuve. La mort du toro est alors un châtiment, une punition suprême. Auparavant, l’indulto suivait le jugement : Trop bon pour mourir. Il se pourrait que la mise à mort finisse par signifier : pas assez bon pour survivre.



Henry de Montherlant

En quête d’une justification, la corrida abandonne peut-être la piste de l’acte sacré, pour se muer en une session du tribunal qui désigne les bons et les méchants, un procès où le torero serait l’avocat du toro si ce dernier s’est bien comporté, où son procureur s’il n’est pas estimé satisfaisant.
Il est possible que tel soit l’avenir de la corrida. Notre société s’accommode mal du caractère inéluctable de la mort ; on a tant trouvé de parades à des événements qui semblaient fatals, inexplicables, inexorables, que le spectacle de la marche impitoyable du destin lui est devenu irritant. « Yes you can ! » dit la foule nouvelle au toro.
Est-ce bien, est-ce mal ? Ceux qui auront connu la corrida d’avant, diront que c’était mieux, les autres...
Ou peut-être l’indulto n’est qu’une mode passagère, comme celle d’accorder la patte en plus des deux oreilles et la queue dans les années 60.
Qui vivra verra...


José Tomás - Nîmes