28 juillet 2012

Véronique à bras ouverts

Statue de Ste Véronique par Francesco Mochi, dans la basilique St Pierre de Rome

Aujourd'hui, quelques remarques sur la façon d'exécuter une des suertes fondamentales, et certainement une des plus belles, la véronique. 

Il est difficile de faire une analyse de l'évolution de la véronique au fil de l'histoire de la tauromachie, tellement cette passe a pu être personnalisée par un grand nombre de toreros.

Claude Popelin, dans son livre La Tauromachie, propose un historique rapide :

"Jusque vers 1913 approximativement, les toreros la donnaient de face, en se fendant largement sur le côté, les mains tenues hautes afin d'assurer la sortie de la bête. A partir de Juan Belmonte, elle s'est exécutée de trois quarts autorisant une conduite du taureau plus précise et plus lente, que Gitanillo de Triana mit le premier à profit pour baisser les mains et le diriger presque comme dans une passe de muleta."



José Alameda dans Le Fil du Toreo (El Hilo del Toreo) précise que Rafael Guerra Guerrita a été celui qui a modifié le jeu des bras ce qui a permis de donner de la profondeur à la passe :

"Une chose qui n'a intéressé personne et qui a donné aux véroniques du Guerra leurs possibilités de développements futurs vers le toreo d'aujourd'hui : le mouvement, l'articulation du bras. Guerrita dit : "Il sortira en amenant la main gauche sur son côté droit et en allongeant le bras droit et vice-versa, selon le côté où on effectue la passe."

Enfin, le torero madrilène Manolo Escudero donne une analyse précise du mouvement des bras pendant une véronique :


José-Luis Ramón, Tauromachies à l'usage des aficionados, todas las suertes por sus Maestros, p.44
(cliquer sur l'image pour la voir en grand)


Si l'on observe les toreros d'après guerre, ils avaient, généralement un jeu de bras ample dans l'exécution des véroniques (notamment du bras extérieur) qui imprimait un mouvement léger et  flottant à la cape, comme par exemple,  Antonio Ordoñez un des maîtres dans l'art d'exécuter cette suerte:




Ou encore Curro Romero :



Aujourd'hui, il me semble que la tendance chez certains toreros est de garder les bras de plus en plus immobiles et proches du corps. La direction de la passe est donnée par une rotation de la ceinture du torero qui s'appuie sur la jambe de sortie, cette manière de faire se voit fréquemment, chez Sébastien Castella ou Daniel Luque par exemple.
 
 Véronique de Sébastien Castella, photo de Diego Velarde

Cette photo de Sébastien Castella est particulièrement représentative de cette manière de faire : nous sommes dans le dernier temps de la passe, or, le bras gauche est resté le long du corps le bras droit est replié, le haut du bras est encore collé au buste, seul l'avant-bras esquisse un mouvement dans le sens de la course du toro, lequel entame sa rotation avant même le remate de rappel que devrait exécuter normalement le bras gauche. 
Ici, Daniel Luque, à partir de  0'45 :

 


Morante :


Morante de la Puebla, lors du festival de la Confrérie des Gitans à Utrera en février 2012 en hommage à Curro Romero et Rafael de Paula


Ainsi, le déplacement de la cape est plus circulaire, un peu à la manière des delantales, et donne l'impression d'une lenteur spectaculaire. Toutefois, cette lenteur (Qué suavidad!) n'est-elle pas due au faible parcours de la cape qui se déplace selon un rayon court, alors qu'une véronique qui va chercher bien devant la tête du toro, et le guide sur un trajet le plus long possible  semble forcément plus rapide? En tout cas, cela contribue à cette esthétique de la tauromachie de proximité, initiée par Paco Ojeda dans ses faenas, et crée une sorte de fusion homme-animal qui se substitue à une relation plus distanciée, plus alerte peut-être, des tauromachies d'antan.

18 juillet 2012

Quand le bras s'arrondit


Dans les descriptions des mouvements du corps pendant une passe naturelle ou un derechazo des théoriciens et des toreros que j'ai pu lire (par exemple chez José-Luis Ramón), certains points reviennent souvent : "casser" plus ou moins la ceinture, écarter ou pas le "compas", basculer le poids du corps sur la jambe de sortie, et, en ce qui concerne le bras, le rôle du poignet pour commander la muleta.


José-Luis Ramón, Tauromachies à l'usage des aficionados, todas las suertes por sus Maestros

Mais curieusement l'utilisation de la pliure du coude est rarement évoquée, sauf bien sur, dans les descriptions du toreo "codillero":

"Manera de manejar la capa o muleta, al verificar la suertes con los codos pegados al cuerpo y jugando o moviendo solamente las manos y el antebrazo y la tendencia e torear así".   
Cossío


Or, lorsque l'on observe les faenas récentes de "El Juli" et José Tomás, on constate qu'ils utilisent également la pliure du coude pour conduire le leurre, sans pour autant que l'on puisse les accuser de toreo codillero:

José Tomás lors de la dernière corrida célébrée à Barcelone en 2011 :



Le même type de mouvement s'observe chez El Juli (à partir de 1'20") à Badajoz en juin 2012 :



Ou encore ici, notamment vers 4'30 :



Le coude serait-il un élément à prendre en considération dans la gestuelle taurine? 

Il semble que cela permet de linéariser le mouvement de la muleta qui est tirée selon une droite, comme lorsqu'on tire un tiroir vers soi : bras tendu puis  progressivement replié; dans la suerte, il est progressivement retendu avant le remate où intervient le poignet. Ainsi le toro ne décrit plus une courbe autour du torero comme lorsque le leurre est manié avec le bras tendu, mais vient frôler le corps du torero. Pendant la suerte, la muleta est maintenue à la même  hauteur sans le mouvement de balancier dû au bras tendu (haute devant, basse au milieu, haute derrière).

Est-ce que les toros y sont sensibles? Cela favorise-t-il leur déplacement? Est-ce un  recours pour enjoliver des passes en ligne? Cela s'est-il fait auparavant? 



11 juillet 2012

Sur la piste d'Alcalá - II


Manolito el de María, Anzonini, Paco del Gastor

Le cante flamenco se transmet presque exclusivement par oral : "El cante no cabe en el papel" ("Chant et papier n'ont rien en commun") disait Joaquín el de la Paula, (Luis López Ruiz, Le guide du Flamenco) ce qui ne facilite pas la tache lorsque que l'on essaye de décrire et de différencier les cantes les uns des autres...

Il y a plusieurs aspects à prendre en compte pour reconnaitre une forme d'un palo : l'aspect musical et mélodique, la façon dont sont "placés" les textes sur le compás, et les letras. 

Mais aucun des trois aspects n'est figé. Les cantaores, même les plus casaniers ont tous été amenés à écouter des cantaores d'horizons et de styles différents et donc à recevoir leur influence; par ailleurs l'inspiration du moment tient une place importante dans l'interprétation, sans parler bien sur de leurs capacités et de leur personnalité.

Ainsi Tomás Pavón chante des soleares classiques sur des textes modernes, comme le note Manuel Bohórquez ( La Niña de los Peines en la Casa de los Pavón p.315) : Tomás "no elige letras tradicionales, como podría esperarse de un cantaor tan clásico como el sevillano de la calle Leoncillos, sino de compositores de su tiempo".




Pastora enchaîne deux soleares de Joaquín el de la Paula, habituellement séparées par une pause (Pierre Lefranc, El Cante Jondo: Del territorio a los repertorios: tonás, siguiriyas, soleares).

 El Cante Jondo: Del territorio a los repertorios: tonás, siguiriyas, soleares. p. 182

Revenons aux soleares de Alcalá. Les auteurs divergent un peu sur le nombre de cantes classiques. 
Entre six et huit soleares selon Antonio Mairena & Ricardo Molina et huit pour Pierre Lefranc : deux dont l'origine provient de La Roezna (mère de Juan Barcelona, elle importa semble t-il les soleares de la Jilica de Marchena à Alcalá), deux attribuées à Augustín Talega, trois créees par Joaquín el de la Paula et une par Juan Talega.

Le cante por Soleá d'Alcalá, est dans son ensemble un cante plutôt calme et solannel, marqué par des pauses et au tempo relativement lent. C'est un chant plutôt épuré d'éffets et de recours. Les formes se différencient essentiellement par des variations des modulations de la voix, et dans la façon dont les vers sont placés sur le compás.
Quelques exemples :

Soleares de Augustín Talega (A Dios se lo pido de favor) et Joaquín el de la Paula (Quise cambiarle y no quiso), interprétées par Antonio Mairena - (source : antoniomairena.com)



1. Agustín Talega. (Soleá de transición).
A Dios se lo pio de favor
de mi camino te quite,
que vas a ser mi perdición.


2. Joaquín el de la Paula.(Estilo recreado por Mairena).
Quise cambiarle y no quiso
el pañuelo de lunares
por otro de fondo liso.


3. Frijones (Jerez)
Dame la manita y vente
y de cómo yo me he portao
se lo cuentas a tu gente.


Soleares de Joaquín el de la Paula (A quién le contaré yo) et Juan Talega (Que no me querías et cuando a ti nadie te quiera), interprétées par Juan Talega.


1. Joaquín el de la Paula
 ¿A quién le contaré yo
las fatiguitas que estoy pasando?
se lo voy a contar a la tierra
cuando me estén enterrando

2. Juan Talega
¿Que no me querías?
cuando alante tu me tienes
el sentío te desvaría

3. Soleares de Triana
dices que tu a mí no me quieres
pena yo no tengo ninguna
porque yo con tu querer
no tenía hecha escritura

4. Juan Talega
cuando a ti nadie te quiera
ven, que yo a ti querré
que el daño que me hiciste
que yo te lo recompensaré

5.
¿Que no me querías?
cuando delante tú me tienes
el sentío te desvaría

6.
ay, que te quiero y tu no lo sabes
eres la causa de todos mis males


 Un peu de théorie :

Dans la letra ci-dessous, nous voyons une manière de placer le texte caractéristique des Soleares à quatre vers (dite "Soleá grande") d'Alcalá : les deux premiers vers sont enchainés, puis, après une courte pause le deuxième vers est répété deux fois.
 
Mundo y formas del cante flamenco, p.219 

  Le musicologue américain Michael Tenzer a publié une étude très approfondie de l'enregistrement por soleá de Juan Talega (A quién le contaré yo) publié ci-dessus.

Bien sur le cante d'Alcalá ne se limite pas aux trois célébres solealeros. Parmi les cantaores incontournables de cette ville on trouve parmi beaucoup d'autres (à l'époque de
Joaquín) Manolito el de la Maria, (son cousin), Bernardo el de Los Lobitos ou encore Platero de Alcalá.

05 juillet 2012

Sur la piste d'Alcalá - I


Alcalá de Guadaíra, ville d'environ 70 000 habitants, à 20 km au sud-est de Séville

Il n'est pas facile pour un aficionado débutant (comme je le suis), de distinguer, par la théorie comme par l'écoute, les différentes formes d'un même palo. Dans ce blog, je vais explorer des formes du cante qui paraissent incontournables pour essayer d'y voir plus clair parmi certaines des innombrables nuances que l'on trouve pour chaque palo flamenco.

Pour commencer je vais tenter de décortiquer et d'écrire sur une des formes les plus classiques et parmi les plus appréciées  : les Soleares d'Alcalá.
Le cantaor qui a le plus contribué à donner ses lettres de noblesse à ce cante est sans aucun doute Joaquín el de la Paula (1875-1933). Considéré unaniment comme un des grands maîtres du cante por solea, il n'a malheureusement jamais enregistré. Il se produisait essentiellement dans le cadre familial ou semi-public, ce qui ne l'empêcha pas d'atteindre une certaine célébrité et surtout la reconnaissance de ses pairs. Il influença les plus grands cantaores et cantaoras de son époque, qui furent nombreux à enregistrer de son vivant les soleares de Joaquín el de la Paula : Tomás et Pastora Pavón, Manuel Torre, Pepe Marchena...

 Joaquín el de la Paula et Manuel Torre

 Toutefois la popularité et la reconnaissance des soleares d'Alcalá doivent beaucoup à Antonio Mairena qui les a interprétées à de nombreuses reprises.  Joaquín el de la Paula était une de ses influences principales, comme il le dit à Juan de la Plata en 1954, lors d'une interview que nous pouvons lire grâce au blog "Flamenco de Papel".
Il fut, sinon le découvreur, le principal promoteur des cantaores d'Alcalá. qui ne se produisaient le plus souvent que pendant des fêtes privées. Il a contribué à les faire connaitre à un public beaucoup plus large et  leur a dédié de multiples pages dans son fameux livre co-écrit avec Ricardo Molina, Mundo y Formas del Cante Flamenco.
Pour les deux auteurs le cante d'Alcalá est la variante (qu'ils qualifient d"indigène") du cante por Soleá la plus pure qui nous soit parvenue :


 Mundo y Formas del Cante Flamenco, p.215


Ils  insistent  sur le fait que les soleares d'Alcalá, à la différence de celles de Cádiz, sont le "produit du village" et non d'un ou deux artistes de renom locaux. Or on sait que les formes telles que nous les connaissons des soleares d'Alcalá sont issues d'une seule famille de cantaores, la famille de Joaquín el de la Paula  comme cela fut évoqué lors d'une table ronde de la Peña Flamenca de Jaén publiée dans El Candil Flamenco.
Outre Joaquín, les deux personnalités incontournables lorsque l'on évoque le cante d'Alcalá sont Agustín Fernández (son frère) et le fils d' Agustín,  Juan Talega (1891 - 1971).



  Juan Talega

 Nous n'avons pas de traces (du moins à ma connaissance) à Alcalá de cantaores antérieurs à Joaquín el de la Paula et Agustín Fernández, si bien que nous nommons soleares d'Alcalá, leurs interprétations.
Antonio Mairena et Ricardo Molina soulignent que le cante por Soleá d'Alcalá existait avant l'arrivée del de la Paula, mais ne donnent pas plus de détails à ce sujet.
Le flamencologue français Pierre Lefranc dans son ouvrage El Cante Jondo: Del territorio a los repertorios: tonás, siguiriyas, soleares, évoque une possible influence de Triana :

El Cante Jondo: Del territorio a los repertorios: tonás, siguiriyas, soleares, p177


Dans l'extrait ci-dessous, Enrique el de la Paula, le fils de Joaquín, chante por Soleá et explique au journaliste la différence entre le cante d'Alcalá et le cante de son père (à 3'20) :

"(...) Le cante d'Alcalá était un chant court. Il y avait quatre flamenquillos ou flamenquillas par ici qui le chantaient très bien. Mon père l'a agrandi. (...)"


Jesucristo vino al mundo
para enseñarnos la doctrina
y cuando llegó al querer
todo se volvió mentira

mi corazón se ha empeñado
en salirse por la boca
muchas veces lo ha probado
pero nunca se equivoca

me pegaste un silbido
por la salud de mi mama
yo no te había conocido


Pastora Pavón interprète des Soleares de Joaquín el de la Paula :





To be continued